samedi 15 mai 2010

Le départ


Un randonneur marche depuis de longues heures sur un chemin étroit, calcaire, blanc, presque laiteux, inondé de soleil et de lumière. Il se surprend à observer la concentration de toute son énergie sur la seule marche. Son esprit se focalise sur les irrégularités du sentier, l’estimation de la forme et de la taille des pierres qui se présentent devant lui, le positionnement de son sac qui lui scie les épaules, le mouvement de ses jambes, le placement de ses genoux, la vitesse à laquelle il pose successivement un pied, puis l’autre. L’économie est une obsession : économie de gestes, économie d’ énergie, économie d’eau qu’il absorbe régulièrement. Il prend conscience alors du caractère vital de cet élément auquel, d’habitude, il ne porte plus attention parce que si dans son quotidien. L’eau vient à manquer et la vie recule. Il ne lui reste plus qu’un demi-litre d’eau et il sait qu’il a encore deux heures de marche devant lui. Il se met à espérer l’ombre avec ferveur. Comme un automate, le marcheur avale les mètres, les cailloux, les langues de terres qui se déroulent sous ses pas. Il s’est fixé un objectif d’étape et cet objectif devient souffrance dès qu’il y pense. Il constate qu’il retrouve de l’énergie dès qu’il se concentre sur le chemin et non pas sur le but. Ce changement de focus lui permet de considérer la fin de sa marche comme une conséquence de ce qu’il est en train de faire, pas comme une finalité, pas comme une performance, non, plutôt comme un juste dénouement de ce qu’il est en train d’accomplir. Il fait chaud, terriblement chaud sous ce soleil de plomb en plein mois de juillet, quelque part en Aveyron. La réflexion de la lumière sur cette pierre immaculée agresse les yeux, enveloppe le corps d’une fournaise suffocante. Ce chemin est comme une saignée blanche entre des forêts de chênes verts et des haies de buis qui dégagent une odeur entêtante. A l’occasion d’un passage plus aisé, ses pensées se mettent à dériver. Comment se fait-il qu’il se retrouve ici ? Lui, pas vraiment un amoureux de la nature, pas vraiment sportif, sans pratique de la randonnée, pas non plus vraiment tourné vers la religion, même s’il sait que le Camino n’attire pas seulement des croyants et des pratiquants. Il se rappelle que depuis quelques années, bizarrement, son oreille devenait plus sensible dès qu’il entendait parler du chemin de Compostelle, ses yeux tombaient sur des articles, des témoignages, des livres. Il recevait régulièrement des signes que ce chemin-là « l’appelait », sans savoir pourquoi. Alors se retrouver là, au milieu de nulle part, à marcher sous le soleil, à transpirer sang et eau, lui semble insensé. Ce n’est pour lui ni une quelconque pénitence, ni une punition pour les fautes qu’il aurait commises, ni un acte masochiste. Ses préoccupations quotidiennes se cantonnent à prévoir son lieu d’étape, organiser son itinéraire, ses repas, s’occuper de son linge, prendre soin de ses pieds, et se laisser ensuite porter par le rythme de la marche. Dix jours depuis son départ du Puy-en-Velay : et il y prend goût. Il sent en lui cette capacité de l’aventure des jours et des jours. Il est parti très tôt ce matin d’Estaing avec comme objectif d’atteindre Conques le soir. Du coup, cette dernière étape constitue l’étape la plus longue de son itinéraire ; 34 kilomètres ! C’est lorsqu’il entend les cloches de Conques à 18 heures qu’il comprend qu’il est arrivé. L’émotion le submerge. Il pleure de fatigue, de joie et de fierté. Dans ce village médiéval coincé au creux de ses montagnes, d’où se dégage une énergie très spéciale, il prend conscience qu’il est parvenu à sa destination : se retrouver lui-même, face à lui, avec ses capacités, ses ressources, ses limites. Il en est arrivé à « qui il est » tout simplement. Ou tout au moins à commencer à toucher du doigt « qui il est ». Cette prise de conscience est fulgurante et lumineuse. Il sait qu’il a entamé là un changement profond qui l’emmène il ne sait où, ni par quels autres chemins, mais il sait que le virage est pris. Il pose un regard désormais différent sur le monde et sur sa place de pèlerin dans ce monde.

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