mercredi 28 novembre 2018

"Sagesses nomades" (extrait). Le moustique : rester vigilant.


Chaque semaine, je partage avec vous des extraits de mon dernier livre "Sagesses nomades". 
Pour acheter le livre, c'est par ici.

"La nuit tombait et le voyageur hâta le pas vers un vallon qu’un randonneur lui avait indiqué et où, lui avait-il dit, il trouverait un abri confortable. Une fois arrivé, l’accueil qu’il reçut le réconforta : l’endroit tenait ses promesses. Toutefois et sans savoir pourquoi, ses sens se mirent aux aguets. Il s’installa dans le gîte, prit une douche et attendit que le repas fut servi, en repensant à sa journée.
Une cloche se fit entendre pour signifier aux voyageurs que le repas était servi. Plus de dix convives se rassemblèrent autour de la table. La nourriture était bonne et abondante. Les discussions s’entrechoquaient. Les rires fusaient. L’ambiance devenait pourtant électrique mais, il semblait que personne ne s’en apercevait.  Tout à coup, un orage éclata. D’un bond, notre voyageur fut debout. Il fonça au premier étage où il avait laissé ses affaires. Il surprit un des convives qu’il n’avait pas vu quitter la table, en train de fouiller dans son sac.
- Que faites-vous là ? lança-t-il
L’autre, sans attendre, lâcha tout et partit en courant. Il le poursuivit jusque dehors où la pluie commençait à tomber à verse. Le voleur disparut dans la nuit. Le voyageur remonta dans sa chambre en repensant au culot du voleur. Il se demanda aussi quel avait été le signal qui l’avait décidé à quitter la table ; probablement un ensemble de petits signes, de l’électricité dans l’air, une sorte d’absence temporaire pour aiguiser ses sens vers autre chose, un sentiment que le temps se concentre, se densifie.

- Être sur ses gardes reste une qualité indispensable lorsqu’on n’est pas chez soi, n’est-ce pas ?
Quelqu’un dans le noir lui avait lancé cette question, comme s’il savait ce qui s’était passé depuis le début de la soirée. Le voyageur orienta le faisceau de sa lampe vers le coin de la pièce d’où provenait la voix. A sa grande surprise, il ne vit personne. Il mit cette hallucination sur le compte de la fatigue et alla se coucher. Dès qu’il éteignit la lumière, il entendit le bruit caractéristique d’un moustique. Après plusieurs tentatives pour tuer le dérangeur, il entendit la même voix lui dire dans le noir ;
- Être sur ses gardes reste une qualité indispensable, vous ne trouvez pas ?
- Vous voulez parler de vous ou de moi ? s’entendit-il répondre.
- De vous, de moi, de tout le monde, dès qu’on n’est pas chez soi, répondit la voix.
- C’est vrai ! D’ailleurs tout à l’heure, heureusement que j’étais sur mes gardes ! Encore un peu, et je me faisais voler !
- Et moi, heureusement que j’étais sur mes gardes, sinon c’est vous qui m’écrasiez contre votre épaule !
Notre homme, interloqué chercha à en savoir plus.
- Et pourquoi vous me dites ça ? lui dit-il.
- Seulement pour discuter un peu. On n’a pas toujours l’occasion de discuter avec un spécialiste de la mobilité et de l’adaptation.
- Ah bon ? Je suis un spécialiste de la mobilité et de l’adaptation ?
- Bien sûr. Vous bougez tous les jours et vous devez vous adapter en permanence. Et moi aussi.
- Comment savez-vous ça ? fit le voyageur.
- Ça se voit. Vous avez un gros sac sur le dos.
- Ah ?! Vous avez remarqué cela ?
- Oui. Bien sûr. Nous n’avons pas nos yeux dans nos ailes, fit le moustique en les faisant vrombir.
Après avoir changé de position pour se rapprocher du marcheur, le moustique reprit.
- Savez-vous que nous sommes les champions de l’adaptation aux insecticides que les services sanitaires essaient de mettre au point pour lutter contre nous ? Nous nous adaptons très vite en opérant des mutations.
- Et vous faites ça pour ne pas mourir n’est-ce pas ?
- Bien sûr, mais pas seulement.
- Là, vous m’intéressez beaucoup, cher ami moustique ! Et pour quoi d’autre alors ?
- Pour progresser bien sûr ! Jour après jour, épreuve après épreuve, dès que nous résistons en mutant, nous apprenons et en apprenant, nous progressons et nous nous protégeons de mieux en mieux.
Le voyageur hocha de la tête et s’exclama.
- Moi aussi, je fais ça quand je marche, bien sûr. J’apprends tous les jours de mes épreuves.
- N’est-ce pas ? dit le moustique.
- C’est une belle leçon que vous venez de me donner là ! Merci beaucoup, fit l’homme.
- Et vous, que pouvez-vous m’apprendre sur l’adaptation pour que je progresse encore? s’amusa le moustique.
L’homme réfléchit et prit un air grave en repensant à ce que lui avait dit le héron.
- S’adapter, c’est aussi vivre la solitude. Je crois que modifier sa manière de faire est un acte très solitaire. Nous nous retrouvons tous face à nous-mêmes à l’heure du changement.
Le moustique leva les yeux au ciel en marque de réflexion, puis hocha sa trompe en signe d’approbation.
- C’est bien vrai ce que vous venez de dire là, Monsieur ! lança l’insecte. Cela va nourrir ma nuit, et bien plus que l’échantillon d’hémoglobine dont je vous aurais volontiers allégé. Je vous souhaite un sommeil réparateur, cher voyageur !

Notre homme entendit le moustique quitter la chambre. Avant de s’endormir, il prit son carnet et inscrivit ces mots à la suite de ceux qu’il avait écrits tout à l’heure : Rester vigilant
Satisfait, il éteignit la lumière et s’endormit très vite."


dimanche 18 novembre 2018

"Sagesses nomades"​(extrait) - Le héron - Vivre la solitude.



" Parti à l’assaut d’une colline qui lui semblait sans fin, le voyageur finit par parvenir à son sommet et repéra une souche accueillante à l’ombre d’un grand chêne afin de se reposer. Il posa son sac au sol et son regard se fixa sur un étang niché au creux d’un écrin vert, étincelant au soleil de midi. Les saules pleureurs mouillaient leurs branches comme des baigneuses leur chevelure, une fière haie de roseaux surmontés de leurs cigares noirs bordait l’eau comme pour la contenir, les nénuphars offraient leurs feuilles épaisses et grasses aux nombreux insectes et batraciens qui peuplaient cet havre de fraîcheur.
La vue du voyageur commençait à s’habituer au contraste créé par la réverbération de la lumière sur l’eau et l’ombre des arbres. Il distingua alors, une forme longue à l’abri d’un grand bouleau, un bel oiseau, gris, immobile, avec un long bec, un long cou, de longues pattes. Le voyageur, intrigué, se releva de son ombre fraîche et se dirigea avec précaution vers l’étang. Il s’approcha doucement, à petits pas, en faisant des arrêts réguliers pour s’assurer de ne pas effaroucher l’oiseau. Parvenu au bord de l’étang, il s’arrêta sans même oser poser son sac. Le héron se trouvait à quelques mètres de lui. Il semblait dormir. Cela permit au voyageur d’admirer l’élégance de cet oiseau, perché sur une seule de ses pattes.
Tout à coup, le héron ouvrit un œil, tourna la tête vers le voyageur et ouvrant le bec, lui dit ;
- Bonjour cher monsieur.
Le voyageur surpris, non pas par le fait que le héron parle –il était maintenant habitué à parler avec des animaux- mais par l’amabilité du héron cendré.
- Bonjour cher oiseau. Vous êtes très aimable. Je craignais de vous déranger. Vous sembliez dormir.
- Non, non, je vous en prie. Je chasse en fait. Si une proie passe à proximité, je peux en faire mon déjeuner.
- Je comprends. Vous restez immobile longtemps ?
- Cela peut durer longtemps oui. Cela dépend de ce qui se présente : mes proies ne se jettent pas toujours dans mon bec d’une manière volontaire et enjouée, fit l’oiseau un peu taquin. Je suis obligé de rester immobile pour devenir un élément du paysage des poissons ou des grenouilles, afin qu’ils se méfient moins. Je peux alors les prélever d’un coup sec, mais il faut que je sois rapide.
Le voyageur hocha la tête pour lui montrer qu’il comprenait.
- Et vous, comment chassez-vous ? lui demanda le héron.
- Oh ! Je ne chasse pas. Je me contente de manger ce que d’autres chasseurs ou cueilleurs me fournissent.
- Ah oui ?! Etrange ! Vous ne chassez pas vous-même alors ? Et comment faites-vous si ceux qui vous nourrissent se trouvent à court de nourriture ?
- Heureusement, dans nos pays, cela n’arrive plus. C’est d’ailleurs ce qui nous a permis d’abandonner la chasse ou la pêche directe. Mais, il y a de plus en plus d’initiatives dans nos villes pour revenir à une autonomie des habitants en favorisant la création de jardins individuels afin d’être moins dépendants et de choisir sa propre nourriture.
- C’est compréhensible. Vous avez l’air de revenir vers des pratiques plus naturelles. Mais, vous avez peut-être autre chose à faire qu’à cultiver votre jardin ?
- Oui. Beaucoup d’entre nous travaillent pour se nourrir- pour ceux-là, effectivement, devenir plus indépendants serait préférable-  ou pour trouver une autre nourriture ; celle de l’esprit.
- Ah ! oui … ! fit le héron pensif.  Je ne crois pas comprendre ce que cela veut dire.
- La nourriture de l’esprit correspond aux fruits de la réflexion pour produire des méthodes, des procédés de fabrication, des analyses mais aussi, tout ce qui a trait aux arts, à la littérature, au dessin, à la musique. La nourriture de l’esprit, c’est aussi tout ce qui a trait à quelque chose de plus élevé ; ce en quoi nous croyons à propos de nos existences, ce que nous sommes venus faire sur cette Terre, comment nous avons été créés…
Le voyageur, une fois encore, était parti dans d’étranges discussions avec… un héron. Il revint à ce qui était en train de se passer, grâce à l’oiseau.
- D’accord. Je crois mieux voir ce dont vous voulez parler, fit le héron, visiblement satisfait. Et qu’est-ce qui vous amène dans nos contrées ? relança-t-il.
- Je voyage à pied et j’aime beaucoup cette région. En plus, j’y fais des rencontres enthousiasmantes et vous en faites partie, répondit le voyageur. Puis-je me permettre de vous poser quelques questions ?
- Bien entendu. Là, de toutes façons, les grenouilles sont toutes parties, dit le héron un peu narquois. Mais ne vous inquiétez pas, elles reviendront.
- Justement, cela faisait partie de mes interrogations. Vous nichez toujours par ici ou vous changez d’endroit ?
- Tant que j’ai de la nourriture et que le climat est doux, je peux rester au même endroit. En revanche, il m’arrive régulièrement de m’envoler pour aller plus au Sud, trouver d’autres sources ou pour retrouver d’autres de mes congénères pour nous reproduire.
- A côté de chez moi, en pleine ville, il y a un petit bassin, rempli de grenouilles au printemps et j’y vois souvent un de vos semblables venir nicher dans un grand pin tout à côté.
- Oui, cela nous arrive. Nous n’avons pas peur des humains ou de la ville.
- Et vous êtes toujours seuls, comme maintenant ?
- Oui, le plus souvent. Nous aimons bien cela. Notre mode de pêche est très spécial et si nous étions trop nombreux au même endroit, le résultat serait beaucoup moins efficace.
- Oui, mais d’autres espèces, comme les flamands roses, par exemple, vivent toujours en groupe ?
- Oui, en effet, fit le héron, perplexe. Je ne sais pas pourquoi les flamands se comportent comme cela. Je sais que, pour moi en tous cas, rester seul est quelque chose que j’apprécie. Le sentiment de liberté est tellement supérieur à celui de solitude !

Après tout, à part lui-même, qu’était-il venu chercher sur ce chemin perdu, seul au milieu du monde et en dehors du monde, au cœur de la nature, au cœur de lui-même? La marche lui procurait ce bien-être ; se retrouver face à soi. Pas de masque, pas de rôle, juste soi face au monde, le petit monde du « petit » - petits insectes, petits brins d’herbe, petites aiguilles de pin, petits cailloux- et le grand monde du « grand », grands espaces, grands mouvements, grandes transformations. La marche exacerbait cet écart entre grand et petit, modifiait l’émotion associée à ce décalage de perspective. L’œil et tous les sens étaient en permanence stimulés par de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Le voyageur se souvint de profondes émotions ressenties en découvrant un cirque fabuleux de montagnes hautes de plus de six mille mètres ; se voir au cœur d’une telle immensité c’est se savoir appartenir à une immensité plus grande encore. La sensation d’être une minuscule particule vivante n’empêche bizarrement pas le sentiment de puissance - au sens de « pouvoir quelque chose » - sur cette immensité qui ne nous submerge pas mais nous embrasse.
Se retrouver : expression bizarre ! Comme si nous nous étions perdus ?! Pourquoi éprouvons-nous le besoin de « nous retrouver » ? Nous perdons-nous régulièrement pour éprouver le plaisir de retrouver ce « vieil ami perdu » ? Surement. En tous cas, le héron avait bien raison. Lui, le voyageur, s’épanouissait pleinement dans ces moments de solitude où, caché du monde, il avançait sur la surface de ce globe, pour aller vers nulle part, pour seulement avancer, pour aller à la rencontre de lui-même. Mais, bon, le voyageur pensa qu’il pourrait tout aussi bien le faire autrement. Alors pourquoi mettre tant d’énergie dans la préparation de ses périples lointains, tout ça pour se retrouver seul face à lui-même ?

Un peu perdu dans ses pensées, le voyageur n’avait pas vu le jour baisser. Il se reprit et dit au héron.
- Merci beaucoup pour cet échange. Je m’interrogeais justement sur ce que je venais chercher dans mes marches solitaires. Vous me l’avez permis et je vous en remercie.
- Merci à vous. Vous m’avez appris des choses. Et puis, on ne rencontre pas tous les jours un humain qui veut bien parler à un héron …
- Je n’avais pas vu les choses comme cela mais vous avez raison : pour parler à un héron, il faut d’abord le vouloir, fit le voyageur en souriant.

Alors, le héron s’envola lourdement pour rejoindre son nid."

Copyright Yann Coirault 2018
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samedi 10 novembre 2018

Sagesses nomades (extrait) : La cigogne Voyager léger

Chaque semaine, je vous fais partager des extraits de mon nouveau livre "Sagesses nomades". Cette semaine,un dialogue entre le  voyageur et trois oiseaux migrateurs. 
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Le voyageur traversait un grand pâturage : les parcelles étaient séparées de petits murets de pierres sèches et de loin cela ressemblait à un grand jeu de tangram. Le temps était frais et le soleil éclairait les couleurs de l’automne pour les rendre plus éclatantes encore. Face à lui, haut dans le ciel, il vit arriver un vol d’oiseaux qu’il ne pouvait pas encore identifier. Ils étaient trois, formant un triangle magnifique. Le voyageur reconnut alors des cigognes en route vers le sud. Perplexe, il les vit opérer un virage au-dessus de lui. En trois grands cercles, les oiseaux avaient atterri à cinquante mètres devant lui. Il s’approcha doucement craignant de les effrayer. Une des cigognes, fit alors quelques pas vers lui, de sa fière démarche, et levant son bec, fit :
- Qui êtes-vous voyageur ?
- Et vous donc, voleuses ? fit le voyageur en riant.
- Pourquoi nous traitez-vous de voleuses ? rétorqua la cigogne offusquée. On dit que ce sont les pies qui sont voleuses, pas les cigognes.
- Excusez-moi. C’est un mauvais jeu de mot. Je voulais parler de vol… en altitude.
La cigogne haussa les épaules. Le voyageur se rendit compte un peu tard qu’il avait pris des libertés trop rapides avec ce bel oiseau ; son humour déplacé compromettrait peut-être cet échange.
- Je suis désolé de mon mauvais jeu de mots. Veuillez m’excuser.
- Je vous en prie. Ce n’est pas grave.
- Je suis un voyageur. Je vais où le chemin me mène. Et vous, vous allez où le vent vous porte ?
- C’est à peu près ça, oui. Le vent nous mène au sud. Nous allons chercher un climat plus clément, comme chaque année. Il commence à faire trop froid ici.
- C’est donc la seule raison qui vous fait faire ces milliers de kilomètres ? demanda le voyageur.
- Eh bien, oui, pour quelle autre raison à votre avis ? répondit la cigogne un peu étonnée.
- Je ne sais pas. Vous allez peut-être retrouver d’autres de vos congénères pour vous reproduire ? Je sais que certaines migrations poursuivent cet objectif.
-  Il se trouve que c’est dans vos contrées que nous construisons nos nids. Nous migrons dans le Sud de l’Afrique et de l’Asie pour trouver une température plus agréable l’hiver. Vous n’avez pas l’air de bien nous connaitre, fit la cigogne un peu agacée.
Le voyageur sentit que sa question ne lui avait pas fait gagner des points.
- Je suis effectivement un piètre connaisseur de la nature, avoua le voyageur. Mais je m’y intéresse de plus en plus, notamment avec des rencontres comme la nôtre. Est-ce que je peux me permettre de vous poser une autre question ?
- Allez-y, fit la cigogne.
- Prenez-vous toujours le même itinéraire ou en changez-vous en fonction des conditions météorologiques ?
- Nos routes migratoires sont les mêmes car notre migration a lieu tous les ans à la même époque et que globalement les vents dominants s’installent de manière régulière. Et vous ? Quand vous marchez, prenez-vous le même chemin ?
- Moi c’est différent. Quand je marche, c’est pour mon plaisir et ce n’est pas pour aller trouver une température plus clémente. Mais il est vrai qu’une certaine partie de nos populations migrent tous les ans pour les vacances, et qu’ils prennent majoritairement toujours le chemin du Sud plutôt que celui du Nord.
- Oui, c’est vrai. J’ai vu des masses impressionnantes de voitures toutes arrêtées sur des grandes routes certains jours d’été, dit une des deux cigognes restée un peu en retrait.
- C’est vrai, moi aussi, reprit la première cigogne. Vous êtes un peu comme nous alors ?
- Un peu, oui, fit le voyageur. Mais de mon côté, j’essaie de ne pas suivre la masse de ces migrations de vacances. Je préfère la quiétude des chemins de campagne.
- C’est donc cela qui vos entraine à marcher, comme ça, seul, avec un gros sac sur votre dos ? Ça doit être lourd non ? 
- Eh bien, je fais attention à ce que cela ne soit pas trop lourd justement, sinon, je risquerais au mieux de me ralentir, au pire de ne plus pouvoir avancer. Vous le savez aussi vous ; si vous êtes alourdies, vous volez moins facilement, n’est-ce pas ?
- Bien sûr ! Quand nous avons un long trajet, à faire, nous prenons garde à ne pas trop manger !  Hein, les filles ?
Les cigognes approuvèrent du bec en lissant leurs belles plumes.
- La légèreté lorsque nous migrons est primordiale, vitale même, continua-t-elle.  Lorsque vous devez lutter contre le vent, la pluie, les orages ou les tornades, vous avez tout intérêt à ne pas être trop lourd, sinon…
- Je comprends. Pour moi, c’est pareil. Si j’alourdis trop mon sac, les tendinites, les ampoules et les tensions musculaires arrivent vite avec un arrêt obligatoire à la clé, voire un retour au point de départ. Ça m’est déjà arrivé !
- Bah, c’est sûr ! approuva la cigogne. Mais je ne comprends pas très bien pourquoi c’est la raison qui vous fait marcher. Vous pourriez tout aussi bien prendre une voiture, un train ou un bus.
- Marcher c’est aussi être léger dans sa tête. Dès que je me mets à marcher, j’oublie très vite mes soucis, je me centre sur l’essentiel en laissant de côté le secondaire. Ça me fait tellement de bien si vous saviez.
- Qu’est-ce que vous appelez des soucis ?
Le voyageur sourit, se rendant bien compte que les cigognes n’avaient pas ce mot dans leur vocabulaire.
- Des préoccupations, des problèmes à régler, des solutions à trouver
- Je comprends mieux. Alors, marcher vous aide à résoudre ces problèmes ?
- Pas toujours. Mais marcher permet de relativiser l’importance de nos soucis et surtout de savoir ceux que nous pouvons résoudre en laissant tomber ceux que nous ne pourrons jamais résoudre parce qu’ils ne nous appartiennent pas vraiment.
- Je ne comprends pas.
- Si je passe mon temps à me dire que je suis laid, c’est un souci.
- Oui.
- Et si je passe mon temps à me dire que je ne peux pas résoudre ce problème, je perds mon temps n’est-ce pas ?
- Evidemment. C’est comme si on se disait tous les jours que notre bec est trop long ! Ce serait idiot ! fit la cigogne en se retournant vers ses amies qui approuvèrent de la tête.
- Et bien, c’est la même chose pour plein d’autres problèmes que nous pensons avoir et qui n’en sont pas : l’âge que l’on a, les défauts de ses parents, le caractère de son collègue de travail. Marcher permet de nous alléger de poids inutiles.
- Vous êtes bizarres vous les humains mais je comprends ce que vous voulez dire.
- Merci beaucoup d’avoir pris le temps de parler avec moi, dit le voyageur, qui décidément prenait plaisir à parler avec les animaux.
- Je vous en prie. Nous avons été heureuses de vous rencontrer. Nous avons bien fait de nous arrêter. C’était très agréable. Nous allons reprendre notre route. Notre voyage est loin d’être terminé ! Et puis, l’est-il vraiment un jour ? dit la cigogne en clignant de l’œil vers le voyageur amusé.
- Bon voyage ! fit chaleureusement le voyageur alors que les trois oiseaux migrateurs prenaient leur envol.

Pensif, ému et reconnaissant, il regardait ses nouvelles rencontres s’envoler. Il restait stupéfait de ces merveilleux échanges et se demandait si à un moment ou à un autre, il n’allait pas se réveiller d’un rêve magique, au milieu de la nuit et de son lit. 


Copyright © Yann Coirault 2018
Illustrations Copyright © Karine Saigne 2018


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Sagesses nomades (Extraits) ; la jument ; rester libre

Chaque semaine, je vous fais partager des extraits de mon nouveau livre "Sagesses nomades". Cette semaine, un dialogue entre le voyageur et un cheval, libre malgré les entraves.
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- Votre espèce a toujours accompagné l’espèce humaine pour l’aider à porter, cultiver, voyager.  Espèce domestiquée et encore parfois, sauvage, vous avez traversé les âges et semblez avoir conservé les rituels de vos origines nomades et en même temps vous vous adaptez très bien à votre existence sédentaire. Comment faites-vous ?
La jument prit le temps de brouter une touffe d’herbe avant de lui répondre.
- Eh bien je crois que nous nous sentons libres malgré les barricades, malgré les clôtures, malgré les contraintes. Libres entourés de barbelés, cela peut paraitre contradictoire, évidemment.
- Je confirme.
- Vous savez, si nous regardions seulement notre passé avec nostalgie, il nous enfermerait encore plus que ces barrières.  Notre passé est là pour construire notre avenir : pas pour nous entraver.
Le voyageur rebondit sur ce que venait de lui dire la jument.
- Un auteur célèbre, Jean de La Fontaine, a écrit une fable « Le chien et le loup » dans laquelle, il prône la liberté contre la prison que représente la domestication des animaux. Qu’en pensez-vous ?
- D’un certain point de vue, il a probablement raison, et le loup peut considérer que le chien s’est laissé enfermer par l’homme ; question de perception en fait. Les mustangs sauvages, s’ils nous rencontraient, pourraient avoir le même point de vue sur nous. Nous voyons cet enclos comme un espace sécurisé mis à notre disposition, pas comme une prison. Et dans cet enclos, nous restons libres de continuer à vivre comme bon nous semble. Il y a des choses que nous ne pouvons pas changer : les accepter, c’est rester libre.
- D’accord, mais si demain, les hommes vous attachent à un piquet avec une corde de cinq mètres de long ?
- Dans ce cas, je chercherais probablement à briser cette corde : si elle cède, je m’enfuirais. Si je n’y parviens pas, c’est une nouvelle entrave que je devrais accepter.
Le voyageur, un peu estomaqué par ce que venait de lui exprimer la jument, répondit, enjoué.
- Merci beaucoup ! Vous m’avez vraiment inspiré et je salue votre philosophie. Je ne suis pas sûr d’appliquer ces principes tous les jours. Mais, en tous cas, ils me resteront en mémoire, c’est certain !
- Vous m’en voyez très honorée ! Et merci pour votre recette de compote ? C’est bien comme ça que vous l’appelez ?
- Oui, oui, c’est bien ça, répondit le voyageur en souriant.
- Même si je ne cuisinerai probablement jamais, vous m’avez montré une autre utilisation des pommes, et c’est déjà beaucoup : je crois que je ne mangerai plus jamais les pommes de la même manière.
Sans un mot de plus, il lui fit un signe de la main, remit son sac d’un coup d’épaule et tourna les talons. Il entendit la jument le saluer avec un doux frémissement.

Quelle sagesse que de considérer les barbelés comme des opportunités de rester libre ! Pas facile et surement discutable évidemment, la difficulté résidant dans l’estimation ou la perception de ce qui est sous notre contrôle ou pas.
Le voyageur pensa sombrement que la société dans laquelle il vivait offrait de plus en plus de contraintes : normes, règles, lois en tous genre qui entravaient la liberté de tous. Un jour, les gendarmes lui avaient demandé d’arrêter de brûler ses déchets végétaux dans son jardin sous peine d’une amende. Il avait obtempéré puis quelques temps après, avait recommencé, considérant que cette contrainte était idiote, au risque de payer l’amende.
Plus douce, d’autres obligations tentent d’entraver notre liberté. Par exemple, il recevait régulièrement des courriers qui tentaient de le contraindre à passer des contrôles de prévention de maladies diverses. Il considérait que c’était son choix de répondre positivement ou non, malgré les arguments avancés : sécurité, prise en charge précoce plus efficace.
Ne pas respecter d’autres contraintes ou règles était bien plus difficile, voire impossible, que ce soit des contraintes morales « Tu ne voleras point », sociales « Tu paieras tes dettes » ou juridiques « Tu ne tueras point ». L’intention de toutes ces contraintes était sans doute positive. Il avait la faiblesse de penser qu’à l’origine, résidait une volonté de vouloir préserver la sécurité, la santé, la propriété. Les théories du complot qui tendaient à vouloir faire croire que tout était calculé pour contraindre les citoyens de la planète à respecter un ordre mondial avec une intention de trépanation collective à des fins lucratives ou de prise de pouvoir, ne parvenaient pas à le convaincre. Il était convaincu que, quelques soient les contraintes d’un système auquel il était confronté – et il y en avait toujours-  chacun pouvait-devait- garder son périmètre de responsabilité et d’influence. La pensée unique guettait les humains plus aujourd’hui qu’hier : mais peut-être encore plus aujourd’hui qu’hier, le voyageur pensait que la pensée libre était salvatrice, et que nous avions toujours le choix d’accepter les contraintes de manière soumise ou, au contraire, comme le lui avait démontré la jument, de le faire en se créant une opportunité de vivre libre.
L’enfant, qui, en classe, laisse échapper ses pensées en observant l’oiseau perché sur l’arbre de la cour, choisit de se libérer plutôt que de regarder, impatient, la pendule qui n’avance pas. 
Être libre, c’est rester maître de ses choix, de ses décisions, de ses convictions, y compris dans un cadre contraignant. Ce cercle vertueux permettait selon le voyageur de résoudre ce doux paradoxe qui existait entre contrainte et liberté..

Copyright © Yann Coirault 2018
Illustrations Copyright © Karine Saigne 2018

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