Après tout, à part
lui-même, qu’était-il venu chercher sur ce chemin perdu, seul au milieu du
monde et en dehors du monde, au cœur de la nature, au cœur de lui-même? La
marche lui procurait ce bien-être ; se retrouver face à soi. Pas de
masque, pas de rôle, juste soi face au monde, le petit monde du
« petit » - petits insectes, petits brins d’herbe, petites aiguilles
de pin, petits cailloux- et le grand monde du « grand », grands
espaces, grandes immensité des possibles. La marche exacerbait cet écart entre
grand et petit, modifiait l’émotion associée à ce décalage de perspective.
L’œil et tous les sens étaient en permanence stimulés par de l’infiniment petit
et de l’infiniment grand.
Se retrouver :
expression bizarre ! Comme si nous nous étions perdus ?! Pourquoi
éprouvons-nous le besoin de « nous retrouver » ? Nous
perdons-nous régulièrement pour retrouver du plaisir à retrouver ce
« vieil ami perdu » ? Surement. Lui, le marcheur, se retrouvait pleinement dans ces moments de
solitude où, caché du monde, il avançait sur la surface de ce globe, pour aller
vers nulle part, pour seulement avancer, pour avancer seul. Mais, bon, le
marcheur pensa qu’il pourrait tout aussi bien le faire dans les transports en
commun ou dans les rues de sa ville. Alors pourquoi mettre tant d’énergie dans
la préparation de ses périples, tout ça pour se retrouver seul face à
lui-même ?
Cela posait la
question de la solitude ou du moins la question de l’individualité. La solitude
avait un goût amer, l’individualisme sentait l’égoïsme, l’individualité sonnait
l’appartenance à un monde plus grand. Il ressentait très profondément sans
pouvoir l’expliquer, les niveaux d’implication de cette dimension dans la vie
quotidienne de tous ceux qui vivent avec les autres. Nous tous donc ?
Même seuls, certains
savent vivre avec les autres. La solitude de Napoléon, de Gandhi ou d’Einstein
sont légendaires. D’autres pourtant visiblement très entourés vivaient
isolés ; Marylin Monroe, à cause de sa trop rapide mise sur orbite et son
manque de confiance en elle, Neil Armstrong, qui, après une mise sur orbite
pourtant contrôlée, a pour la première fois posé son pied sur la Lune sans
remettre vraiment les pieds sur Terre, semblent en avoir fait les frais. La
solitude, le fait d’être seul, n’est donc pas en lien avec le bien-être. De
même que le fait d’être entouré n’est pas synonyme de plénitude. La question se
place ailleurs.
Chaque individu a-t-il conscience de cette
appartenance à plus grand que lui ? Comment développer cette conscience
qui lui semblait être le point de départ d’une solidarité accrue ? Même
seuls au cœur de l’immensité, il croyait que les nomades avaient développé
cette conscience : était-ce parce qu’ils se sentaient plus en danger, plus
fragiles, plus vulnérables ? Il ne le pensait pas puisque lorsque les
individus se sentent en danger, il est assez rare qu’ils prennent la décision
de s’isoler : ils se regroupent au contraire. La vulnérabilité ne semblait
donc pas une bonne piste pour expliquer cette conscience et cette solidarité
d’appartenance à une collectivité de même nature. Le marcheur était frappé de
voir que, dès qu’il se mettait sur un chemin, les autres marcheurs lui disaient
bonjour, ce qui était loin d’être le cas dans sa ville. Les motards, les
navigateurs, se signalaient aussi leur solidarité en se faisant signe de la
main. Et dans tous ces exemples, ce sentiment d’appartenance témoigné se
caractérisait aussi par des épreuves, des expériences, des voyages solitaires. L’émotion
est au cœur de l’individualité. L’absence d’émotion est au cœur de l’égoïsme. « La
tristesse vient de la solitude du cœur » disait Montesquieu et le marcheur
complétait volontiers par « et non de la solitude de l’être ».
Il finit par se dire
qu’une des raisons qui poussait les nomades à se retrouver seuls résidait
justement dans le fait de se retrouver face à eux-mêmes, face à la nature, face
à plus grand qu’eux. En repensant à Philippe Croizon qui amputé des quatre
membres avait fait cet exploit de traverser la Manche à la nage, le marcheur ne
put s’empêcher de penser qu’il y avait, au-delà de la pure performance, un
bénéfice secondaire – mais l’était-il vraiment ? – qui devait se trouver
entre le changement de soi et la douleur de le vivre. Le changement est l’acte
solitaire par excellence : nous devons tous puiser dans nos ressources
personnelles dans ces moments de changements importants pour parvenir à le
surpasser, à se surpasser pour
« passer de l’autre côté ». Le marcheur se dit que dans ces
moments-là, la solitude était salvatrice.
Cette question de
l’isolement restait en fait encore nébuleuse et contradictoire pour le marcheur. Être nomade ou avoir
l’esprit nomade passait en tous cas, certainement par une grande capacité à
savoir affronter la solitude. Bouger implique de se retrouver seul avec soi-même,
ou face à soi-même et de l’accepter. Le nomadisme demande une belle énergie.
Face à la difficulté, chacun d’entre nous, même s’il est entouré, encouragé,
soutenu, se retrouve seul ; nous devons alors trouver les ressources
nécessaires pour avancer, continuer, progresser. Ces ressources, nous devons
les trouver en nous. Le marcheur se souvint alors d’une histoire -mythe ou
réalité- qui avait circulé à propos d’Itzhak Perlman ; violoniste
considéré comme le plus grand virtuose du XXème siècle, Itzakh Perlman a la particularité
d’être atteint de poliomyélite depuis l’âge de quatre ans. « Résilience,
résilience » pensa le marcheur.
La légende raconte donc qu’un soir de concert dès le second mouvement
d’un concerto qu’il jouait avec une grande formation classique, une des cordes
de son Stradivarius céda. Tout autre violoniste aurait demandé au chef
d’orchestre d’arrêter le concert, le temps de changer la corde cassée. Itzhak
Perlman, au contraire, fit signe au chef
de continuer. Il termina le concerto sur trois cordes. Les transpositions, les ajustements,
les changements nécessaires à cet exploit sont considérés comme ahurissants par
tous les mélomanes avertis. Interviewé à la fin du concert par la presse qui
avait vu ce que le virtuose avait accompli, Itzhak Perlman répondit de manière
assez inattendue que c’était la perspective amusante de terminer sur trois cordes qui l’avait décidé à poursuivre !!!
Même si cette histoire était une légende- le marcheur n’avait jamais pu
en vérifier la véracité- elle était emblématique bien sûr des ressources
immenses et souvent insoupçonnées que nous sommes capables de mobiliser pour affronter une situation inconnue.
Le divertissement, l’amusement, le plaisir dont parle Perlman et qui l’avait
motivé à tenter ce défi représentait pour le marcheur une formidable idée : la
peur occasionnée par une situation nouvelle peut ainsi se retrouver apaisée si
elle est associée au jeu. Les labyrinthes que nous retrouvons dans les jardins
royaux ou princiers constituaient des jeux auxquels se prêtaient volontiers les
cours. Les palais des glaces ou les châteaux hantés de nos fêtes foraines en sont aussi des
exemples frappants. D’ailleurs, ses amies les cigognes avaient parlé de cela lorsqu’elles
avaient raconté leur égarement.
L’histoire d’Itzakh Perlman représentait aussi à ses yeux la solitude
du musicien au cœur d’un orchestre : le musicien est à la fois seul et
entouré. Au moment du concert, il est là, avec ce qu’il est, avec ses émotions,
avec ce qu’il croit important, ce qu’il sait faire, tout ce qu’il a pu
préparer, tout ce qu’il a pu emmagasiner de réflexes, de liens, de moyens de
mémorisation , tous les gestes qu’il a
répétés des heures entières, seul ou en groupe. Mais au moment du concert, il
est là aussi avec les autres musiciens. Le violoniste joue avec les autres violons
et il devra d’abord s’harmoniser avec eux. Ensuite, il jouera avec les altos et
les violoncelles dans le premier cercle qui entoure le chef d’orchestre. Juste
derrière lui, le violoniste aura un piano, si la pièce de musique le nécessite,
les cuivres et les instruments à vent. Plus loin en face de lui, les
contrebasses complètent le deuxième cercle. Et puis le troisième cercle des
percussions ferment le rang de sa vision, de son audition, de son appréhension
de l’ensemble. Lors d’un évènement
musical qui demande à un orchestre de s’adapter à des conditions inhabituelles,
comment penser les gestes du violoniste face à sa partition autrement qu’un
geste solitaire contribuant à un résultat collectif magnifique ? Ceci
n’est pas le cas, semble-t-il, lorsque l’orchestre joue quelque chose
d’habituel, dans un contexte habituel. Le marcheur en avait discuté longuement
avec un ami violoniste professionnel d’un orchestre allemand. La routine créait
de la compétition, pas de la solidarité. Un événement important, un chef invité
prestigieux, un auditoire hors du commun, une tournée inédite, tout cela
générait les conditions qui permettaient la reconnaissance de chacun dans sa
responsabilité au résultat de l’œuvre commune créée : l’individualité au
service de l’ensemble.
Ces mêmes schémas se retrouvaient dans le sport, le théâtre ou le
cinéma, autant de mondes dans lesquels les individualités sont fortes et la
compétition au cœur de tous les instants.
Dans l’esprit du marcheur, ceci militait donc en faveur de la mobilité,
du nomadisme, du changement pour générer une plus grande conscience que
l’individu peut avoir de ses forces et ses faiblesses au profit du collectif.
La sédentarité rendait égoïste et conscient de la valeur de ses forces pour soi-même,
le nomadisme rendait conscient de la richesse de son individualité pour les
autres. Nomadisme et individuation restent ainsi côte à côte au profit de tous. Alors si vous croisez un jour un marcheur, un randonneur, un motard, un navigateur cheminant seul, saluez-le en souriant : il chemine aussi pour vous.
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