dimanche 9 décembre 2018

"Sagesses nomades" (extrait) - La fourmi : Partager-

Après le café, le voyageur prit congé en le remerciant chaleureusement de son accueil, de la qualité de sa conversation et du festin qu’il lui avait préparé. Un peu sonné par le bon vin qu’il avait bu, le voyageur monta dans sa chambre. Une fois arrivé dans sa chambre le voyageur se déshabilla et s’allongea sur le lit pour se reposer. Une petite voix se fit tout à coup entendre.
-Eh ! Oh ! Monsieur ! Vous pourriez vous enlever s’il vous plait ? J’étais là avant vous.
Le voyageur, un peu surpris, mais un peu habitué maintenant, se releva, ôta le duvet du lit sur lequel il était allongé et découvrit une petite fourmi.
- Je suis désolé. Je ne vous avais pas vu. Vous êtes petite, remarquez.
- Je comprends mais, vous savez, ce n’est pas très correct de vous étendre là où je me trouvais déjà : si tout le monde faisait comme vous, on aurait pas fini de changer de place.
- Ne le prenez pas mal surtout, mais j’ai juste une remarque : ceci, sauf si je me trompe, n’est pas une fourmilière, fit-il en montrant le lit
-Oui, je sais mais notre fourmilière a été détruite probablement par un de vos congénères et maintenant on est obligées de trouver de la place là où il y en a, et là, c’est tombé sur votre lit.
- Bon ! Je suis sûr qu’il y a de la place pour un homme et une fourmi dans ce lit, vous ne pensez pas ? Si je fais attention à ne pas vous écraser et si vous avez la gentillesse de ne pas me mordre, je pense qu’on peut passer une bonne nuit.
- D’accord. Je vais plutôt me placer en bordure du lit pour ne pas vous gêner et ne pas risquer d’être écrasée. Au fait, que faites-vous ici ?
- Je voyage et j’ai une blessure au pied. Le médecin chez qui nous sommes me soigne et m’héberge gentiment le temps que ça aille mieux.
-C’est très hospitalier, dit la fourmi.
- C’est vrai qu’ici je bénéficie à la fois des soins et de l’hospitalité du médecin. Vous avez des endroits dans vos fourmilières pour les fourmis malades ?
-Non. En fait, quand l’une d’entre nous est malade, elle est d’abord soignée par les autres qui répandent sur elle de notre acide qui désinfecte très bien, puis elle sort de la colonie pour se soigner et éviter d’infecter les autres. -
Ah oui ? Je ne savais pas que votre acide était aussi un bon désinfectant.
- Il nous sert à nous défendre et à nous soigner aussi. C’est un produit très utile. Car pour ce qui concerne la maladie, nous partageons tout mais pas les bactéries qui pourraient décimer l’ensemble de notre communauté. Alors, nous prenons soin de nos fourmis qui semblent infectées avant de les isoler.
- Nous avons aussi des endroits spéciaux où soigner nos malades lorsque c’est trop grave. Mais heureusement vous semblez en bonne santé et de mon côté, cela va beaucoup mieux grâce aux soins de mon hôte. Maintenant, si cela ne vous dérange pas, je vais dormir ; je dois encore me reposer afin d’être en forme demain matin pour mon départ. Merci pour notre discussion. C’était très intéressant. Je suis ravi de partager mon lit avec vous. J’espère que vous pourrez vous reposer tranquillement et en toute sécurité.
- J’en suis sûre. Je partirai probablement au jour levant pour tenter de retrouver ma communauté. Bonne nuit cher voyageur.
Le voyageur en se retournant dans son lit, poursuivit ses pensées.
Comme l’espace ne peut lui appartenir et surtout parce qu’il ne s’y intéresse pas, le nomade partage son espace sans volonté d’appropriation. Le nomade lorsqu’il plante sa tente, ne considère pas que cet espace lui appartient : cet espace devient un lieu d’accueil.
Cela lui rappelait un voyage qu’il avait fait en Inde du Nord, au Ladakh. Un jour, en fin d’après-midi, après avoir installé le campement, il s’en alla se promener avec deux autres compagnons de trek dans le village où ils avaient fait escale. Leurs pas les emmenèrent vers un jardin où une femme était en train de travailler : elle nettoyait les canaux d’irrigation de son champ à l’aide d’une bêche les herbes folles et les mottes de terre afin de restaurer les canaux d’irrigation. Sa fille était assise sur un muret et l’attendait patiemment. Ils restèrent quelques minutes avec la petite fille et sa mère essayant d’échanger quelques mots d’anglais. Après avoir visité le village, ils rebroussèrent chemin. Quelques maisons plus loin, ils virent en contrebas de la route deux femmes sur une terrasse qui leur faisaient de grands gestes. En s’approchant, ils reconnurent la femme avec qui ils avaient échangé peu de temps avant. La petite fille sortit d’ailleurs de la maison à ce moment-là pour leur confirmer qu’ils ne se trompaient pas. La mère leur fit signe de venir. Ils s’avancèrent timidement pour entrer dans la maison, précédés de leur hôte. A l’intérieur, la deuxième femme, plus âgée, qui s’avéra être la grand-mère, les accueillit avec un grand sourire et leur fit signe de s’installer sur un petit banc recouvert d’un tapis. Sur une petite table, elle installa quelques biscuits pendant que sa fille leur préparait du thé. La petite fille timide se cachait dans les jupes de sa mère. La grand-mère ne parlait pas l’anglais mais sa fille se débrouillait assez pour pouvoir échanger. Les compagnons de trek apprirent que le mari était loin d’ici et que la femme avait un fils qui allait à l’école dans une ville lointaine. Ils entendirent alors la femme leur dire qu’ils étaient pauvres et que l’école coutait cher, en tous cas, c’est ce qu’ils crurent avoir compris. Avant de prendre congés, le voyageur, prit quelques billets de son portefeuille pour les offrir à la dame. Un peu surprise, peut-être un peu offusquée, la femme refusa, expliquant qu’elle ne voulait pas d’argent, qu’ils avaient bien assez d’argent pour vivre. Un peu honteux, il balbutia des excuses et remit les billets dans son portefeuille. Les adieux furent emplis d’émotion et c’est les larmes aux yeux que les voyageurs quittèrent la maison. Ils se promirent de les remercier un jour de ce moment magique.
Cette famille à l’esprit nomade les avait reçus chez elle, avait partagé leurs biens, leur intimité, leur nourriture, leur sourire. Dans ses recherches, le voyageur avait découvert que la racine étymologique du mot nomade- nomos-  comprenait à l’origine une loi de répartition des terres. Le nomade partage l’espace avec ses congénères ; il ne partage pas « son » espace, il partage l’espace disponible. Ce qui avait comme conséquence de diminuer naturellement le sentiment de ce pouvoir souvent imbécile lié à la propriété du lieu. Le nomade a un réflexe naturel de partage : partage de l’espace mais aussi partage des ressources, partage des émotions et partage des connaissances.  Le voyageur avait toujours vérifié cela : les nomades ou tout du moins, les personnes à l’esprit nomade, partageaient d’abord leur espace - aucune difficulté pour offrir une place pour la nuit - partageaient leur repas avec plaisir, et partageaient ce qu’ils savaient de ce qui les entouraient, de leur culture, de leur histoire. A contrario, le voyageur avait été confronté à des « sédentaires » qui lui avaient refusé de l’eau par un après-midi de canicule et alors qu’il se trouvait à plus de trois heures de marche du village le plus proche…« Puissions-nous retrouver cet esprit de partage et de liberté dans nos civilisations si marquées par la propriété et l’asservissement » pensa le voyageur.


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