samedi 27 octobre 2018

Sagesses nomades (extrait) L'araignée ; être dans le temps

Chaque semaine, je vous fais partager des extraits de mon nouveau livre "Sagesses nomades". Cette semaine, le premier dialogue du voyageur et d'un animal bavard, l'araignée, premier d'une série de neuf.
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"La tête ailleurs, le voyageur ne fit pas attention à une araignée qui tissait son fil entre deux branches de buis. La toile était si fine qu’il ne l’avait pas vue, l’araignée si petite qu’il avait failli l’emporter avec lui dans son mouvement. Seul un éclair de soleil lui avait permis de remarquer la petite bête qui s’échinait à monter et descendre sur son fil avec une obstination que seule une fourmi voulant porter une feuille dix fois plus grosse qu’elle, égalait. Il s’arrêta et regarda l’araignée faire, fasciné. Il essayait de comprendre ce qu’elle faisait : la toile semblait pourtant complète, d’une régularité mathématique, idéalement disposée au cœur de branches de buis construisant ainsi un piège idéal pour capturer les insectes de passage. Tout à coup, l’araignée se dressa sur ses pattes et fustigea le voyageur :
- Vous voulez ma photo ? fit-elle en fronçant ses pattes pour montrer qu’elle n’était pas contente.
Le voyageur fit un bond en arrière, ahuri. « Je deviens dingue ou quoi ? Marcher seul ne me réussit pas » se dit-il en écarquillant les yeux.
- Vous ne voulez pas me laisser tranquille non ? Vous ne voyez pas que je travaille ? continua l’arachnide furax. 
- Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue, se surprit à répondre le voyageur.
- Oui mais maintenant que vous m’avez vue, pourriez-vous enlever votre nez de ma toile s’il vous plait ?
- Vous exagérez un peu. Avouez que je n’ai pas touché votre toile. Je vous regardais simplement faire. Votre travail est fascinant, vous savez ?
Il se rendit compte tout à coup de son délire ?! « Une araignée qui parle ? Qu’est-ce que c’est que ça ?? Ce doit être le soleil qui m’a tapé sur la tête » pensa-t-il. Ça lui était déjà arrivé une fois lors d’une longue marche sans boire suffisamment d’eau : troubles de la vue, vertiges légers, étourdissements passagers. Il avait suffi de se reposer un peu et de boire pour que tout redevienne normal. Il va falloir qu’il se surveille.
- Ah bon ? Vous trouvez ? fit-elle flattée, au moment où le voyageur s’apprêtait à reprendre son chemin.
Résigné, le voyageur continua la conversation. Après tout, même si ce n’était qu’un rêve ou une hallucination, la discussion ne manquait pas d’intérêt.
- Oui, s’exclamât-il, c’est un modèle de régularité et de beauté. Je suis sûr que si on analysait votre construction, on y trouverait le nombre d’or.
- Le nombre d’or ? interrogea l’araignée.
- Oui. Un nombre en géométrie…
« Comment vais-je me sortir de cette situation ? » pensa-t-il.
- Heu, excusez-moi, le nombre d’or décrit une particularité qu’on retrouve souvent dans la nature. Par exemple, si vous avez déjà vu une herbe qui se replie en une spirale parfaite, il y a des chances que cette herbe ait utilisé sans le savoir le nombre d’or. Vous trouvez cela aussi sur le dessin que forment les écailles d’une pomme de pin, qui possède treize spirales dans un sens et huit dans l’autre. Et ce rapport de 1,6 environ se retrouve dans la proportion entre la dimension de la Terre et celle de la Lune. Et quand je regarde votre toile, elle est tellement harmonieusement construite qu’elle doit respecter les proportions du nombre d’or.
- Ah bon ? fit l’araignée un peu dubitative. Ce gros animal est bien bizarre, bougonna-t-elle pour elle-même. Enfin, vous m’empêchez de travailler là, fit-elle en ronchonnant. J’ai été ravie de faire votre connaissance et si vous vouliez bien passer votre chemin, cela m’arrangerait maintenant.
Le voyageur s’entendit bafouiller des excuses et se dit qu’il était vraiment déshydraté ou endormi ou…
Mais quand même, puisqu’il avait l’occasion rare de parler à une araignée, et qu’il restait sur son idée d’espace et de temps, il se risqua à une question :
- Bien sûr, bien sûr, je vais vous laisser travailler. Mais est-ce que je peux me permettre de vous poser une dernière question avant de poursuivre ma route ?
Le voyageur regarda autour de lui pour voir si personne n’assistait à la scène : l’hôpital psychiatrique n’était pas loin si on le prenait à discuter avec une araignée. 
L’araignée leva les yeux au ciel en soufflant et s’arrêtant, ostensiblement impatiente, une patte sur l’abdomen, lui faisant signe qu’elle consentait à l’écouter.
- En fait, j’ai deux questions, risqua le voyageur.
- Commencez par la première et puis on verra, rétorqua l’araignée
- Bon, j’ai une question sur votre toile.
- Allez-y !
- Vous en changez souvent ?
- De quoi ?
- Eh bien, de toile ?
- J’en change quand c’est nécessaire. Je la refais tous les jours en fait. Les poussières se collent dessus et la rendent moins efficace pour attraper mes proies. En fonction de l’humidité, je dois la consolider régulièrement. J’en change aussi l’orientation en fonction de la lumière. Si je prends moins d’insectes, je la récupère pour la reconstruire à un endroit plus propice.
- Ah oui ? fit le voyageur étonné.
- Oui, je l’avale, la digère et la transforme en matière prête à l’emploi.
Si on pouvait faire pareil avec nos maisons, se dit le voyageur pensif
- Donc vous n’êtes pas attachée à un endroit particulier ? demanda le voyageur à l’araignée.
- Je ne suis attachée qu’à ce qu’il me permet d’attraper. Si une toile est mal positionnée, elle ne vous nourrit pas et vous mourrez ; alors vous savez, la beauté des lieux, le bruit ambiant, la proximité du bord de mer deviennent secondaires, fit-elle sarcastique.
- C’est vrai. Je comprends.
Les besoins primaires doivent être d’abord assurés. Son interlocutrice était très centrée là-dessus. Alors, il lui posa une autre question.
- Et si vous aviez le choix ? Imaginez-vous être sur une toile autonettoyante qui vous permettrait de prendre tous les jours de quoi vous nourrir largement. Que feriez-vous ? Vous resteriez ou vous changeriez de toile ?
L’araignée prit son temps pour répondre et finit par dire.
- Pas sûre que cette vie-là me passionnerait. Ce qui est intéressant dans la vie d’une araignée, c’est de construire sa toile : la bonne texture, la bonne longueur, la bonne orientation, faire la première spirale puis la deuxième plus serrée. Si je n’avais plus à faire ça, ce serait beaucoup moins drôle. Et puis, cette toile autonettoyante risquerait d’intéresser mes congénères ; il faudrait peut-être que je me défende plus contre leur convoitise. Non, en y réfléchissant, je ne crois pas que ça m’intéresserait.
A vrai dire, le voyageur souhaitait savoir si l’araignée était plutôt sédentaire ou plutôt nomade et donc, si le temps importait plus que l’espace pour elle mais il convint que sa question était mal posée. En même temps, discuter avec une araignée demandait une certaine adaptation de sa part. Il se risqua donc à une dernière question.
- Je comprends, je comprends. Dites-moi ; vous dormez j’imagine ?
- Ben oui, évidemment. Comme tout le monde non ? fit-elle un peu agacée.
Le voyageur enchaina.
- Et quand vous vous réveillez, quand vous pensez à la journée qui s’annonce, quelle est votre première pensée ?
- Ma première pensée va d’abord à ce que j’ai attrapé pendant la nuit puis je regarde l’état de ma toile. Et cela programme ma journée.
- C'est-à-dire ?
- Je sais que si je n’ai rien attrapé pendant la nuit, il va falloir que je déménage et que je reconstruise une autre toile ailleurs. Et selon la saison, j’ai plus ou moins de temps pour faire ça.
- Si je comprends bien, ce qui vous importe avant tout c’est votre nourriture. Si vous n’en n’avez plus assez, vous estimez le temps nécessaire pour reconstituer vos réserves, s’essaya le voyageur.
- Vous avez tout compris. Pourquoi ? Vous ne faites pas pareil vous ?
- Nous faisons comme vous quand nous savons que nous allons peut-être manquer de nourriture. Des personnes sont malheureusement contraintes de faire cela tous les jours. D’autres, lorsqu’ils perdent leur emploi, déménagent pour gagner leur vie ailleurs afin de nourrir leur famille.
- Vous semblez associer l’adaptation, le changement, le mouvement à une question de perte ou de manque, je me trompe ? fit l’araignée.
- Vous avez raison, c’est souvent que nous disons « On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on gagne ! ».
- Ça c’est drôle alors ! Alors que moi, c’est si je ne bouge pas que je suis sûre de mourir plus vite.
- Ah bon ? Vous savez que vous allez mourir un jour ?
- Bah ! évidemment, répliqua l’araignée excédée. Vous nous prenez vraiment pour des imbéciles…
- Heu ! Non, non, je vous assure. C’est plutôt rassurant d’ailleurs de savoir que les araignées savent cela, se reprit le voyageur un peu gêné. Les humains pensent que seule l’espèce humaine sait qu’elle va mourir.
- C’est bien ça le problème des humains. Ils croient être plus malins que les autres…Bien ! C’est pas le tout, dit l’araignée, mais moi, il faut que je change d’endroit. Alors, si ce n’est pas trop vous demander, pourrions-nous maintenant clore notre intéressante conversation ? J’ai été ravie de faire votre connaissance et vous souhaite une bonne fin de journée.
Et l’araignée fit demi-tour pour démonter sa toile.

Le voyageur un peu surpris, après un « Au revoir » maladroit, reprit son chemin, un fil d’araignée sur le bout du nez et un doute prononcé sur son propre état de santé mentale."

Copyright © Yann Coirault 2018
Illustrations Copyright © Karine Saigne 2018

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