mardi 1 novembre 2011

La jument et la horde - Partage et liberté : une leçon de sagesse de nomade sédentarisée.


Le marcheur traversait une forêt de feuillus. Il adorait ces endroits si calmes, si frais, si odorants. Les bruissements des habitants de la forêt dans les feuilles mortes emplissaient l’espace, les rayons du soleil perçant les feuillages offraient des spectacles dignes des plus grands shows laser, l’immensité des arbres forçait l’humilité et le respect, les cris des oiseaux rebondissaient en écho sur les écorces de ces grands sages pour mieux s’amplifier puis disparaitre.  Il avait pour habitude de ralentir son pas lors de ces traversées pour faire le plein de sensations. A la sortie de la forêt, il s’aperçut qu’il y avait passé beaucoup plus de temps que prévu : le soleil commençait à décliner pour émettre sa lumière rasante de fin de journée sur les champs de colza et de blé qui s’étendaient loin devant lui.

Un hennissement sur sa droite le fit sursauter. Une harde d’une dizaine de chevaux broutait paisiblement dans une clairière bordant la forêt. Ces animaux magnifiques avaient toujours représenté pour le marcheur à la fois la beauté, l’illustration de la vie en groupe et de la dominance de l’homme sur la nature- les chevaux sauvages ont aujourd’hui pratiquement disparu de la planète. C’est une sorte de danse entre deux chevaux qui attisa sa curiosité.
Un jeune mâle semblait rester en dehors du territoire occupé par les autres qui broutaient tranquillement : il restait en alerte, oreilles dressées, muscles bandés, regard fuyant. A quelques foulées de lui, une jument plus âgée, le regardait fixement, puis avançait vers lui comme pour l’attaquer, baissant la tête et la relevant, naseaux au vent, frappant son sabot sur le sol. Le jeune mâle, effrayé faisait marche arrière, ébrouant sa crinière et balançant dans les raies du soleil rasant des myriades de poussières luminescentes. La jument s’arrêtait alors, se retournait et se remettait à brouter. Le jeune mâle soufflait, s’arrêtait, et revenait doucement vers le cercle formé par la harde. La jument relevait la tête aussitôt, se retournait et la danse recommençait. Elle avançait menaçante et le jeune mâle reculait à nouveau. Et puis, quelque chose se passa que le marcheur ne comprit pas.  Le jeune mâle s’avança encore, comme les autres fois, et cette fois, la jument, au lieu de chasser encore le jeune cheval qui semblait être pour elle un intrus, se retourna, lui montrant sa croupe, tourna sa tête vers lui, puis retournant encore sa tête vers l’avant lui fit signe de venir. Le jeune mâle frémit, se risqua à avancer encore, et ne voyant pas de réactions menaçantes de la jument, s’avança vers le cercle, accueilli par la jument par un frottement de tête : il se mit alors à se mêler aux autres chevaux de la harde, sentant et se frottant à chacun d’entre eux comme pour se présenter et puis, il se mit à brouter l’herbe grasse de la clairière. La harde comptait un membre supplémentaire.
Le marcheur restait pensif : il savait qu’il avait quelque chose à apprendre de ce qu’il venait de voir.
Il était en train de reprendre son chemin quand la jument vint vers lui. Il s’arrêta pour regarder ce  magnifique animal qui s’approchait doucement de la barrière qui le séparait d’elle. Ses muscles noueux se tendaient sous son poil luisant, une puissance certaine se dégageait d’elle. Il fouilla alors dans son sac pour trouver un fruit ou un quignon de pain qui pouvait lui rester. Il trouva dans le fond d’une poche une pomme qu’il  trouvait trop acide pour lui. Il tendit la main au-dessus de la clôture pour offrir le fruit à la jument qui s’approcha en baissant la tête en signe de contentement. Elle enfourna la pomme avec gourmandise et la croqua avec grand bruit.
-         Merci
Ca y est, se dit le marcheur, voilà que ça recommence. Il prit sa gourde dans son sac et but un grand trait d’eau.
-         Merci, répéta la jument, votre pomme était bien bonne
Le marcheur tourna le dos à la jument réellement inquiet. C’était peut-être un effet de réverbération ? Il avait beau écarquiller les yeux, il n’y avait personne d’autre que lui et les chevaux dans ce bel endroit. Il se retourna, encore dubitatif et se risqua à répondre.
-         De rien. De toutes manières, cette pomme était en train de pourrir au fond de mon sac.
Conscient qu’il venait de faire une bourde, il se reprit
-         Excusez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire… Je suis content si mon petit cadeau vous a fait plaisir. J’étais sûr que cette pomme pourrait faire plaisir à quelqu’un. Je la trouvais personnellement trop acide pour moi mais je me disais que bien cuite elle pourrait faire une bonne compote. Je savais pertinemment que cela nécessiterait d’adoucir un peu la cuisson avec du sucre ou d’autres pommes moins acides, mais j’étais ….

Le marcheur s’interrompit. Il se dit que parler cuisine avec un cheval devait représenter devant les tribunaux comme une preuve de délire compulsif obsessionnel.
-         Je ne comprends pas tout ce que vous me dites, dit la jument. Qu’est ce que vous appelez « compote » ?
Et voilà le marcheur parti dans une explication de la recette de la compote à un cheval qui l’écoutait, ma foi, attentivement. Certains autres de ses congénères venaient de temps en temps tendre l’oreille pour voir de quoi ces deux-là étaient en train de parler. Arrivé au moment crucial de l’ajout du jus de citron avant la mise au frais du précieux met, le marcheur qui s’était un peu emporté se calma et reprenant ses esprits dit à son interlocutrice ;
-         Bien... J’ai été heureux de partager cette recette avec vous. Je vais vous souhaiter une bonne fin de journée ?
-         Dites-moi.  Je vous ai vu nous observer longuement tout à l’heure. Pour quelle raison ?
-         C’est vrai, répondit le marcheur un peu surpris. Je vous observais parce je ne comprenais pas ce que vous faisiez avec le jeune mâle qui tentait de se joindre à vous. Cela ressemblait à un ballet, une sorte de danse initiatique, je me trompe ?
-         Cela n’a rien à voir avec une danse, mais si vous avez trouvé cela artistique, tant mieux. Initiation serait plus proche de ce que nous avons accompli.
-         Dites-m’en plus. Vous aviez l’air de le repousser puis  vous lui avez envoyé le signe qu’il pouvait venir. Pourquoi ?
-         Il s’agit d’un rituel. Nous testons la capacité de résistance des nouveaux venus. Comme ça, on, sait s’ils veulent vraiment rester avec nous. Il y a plein de jeunes mustangs qui passent et qui veulent juste profiter de notre protection pour manger ou pour de petits plaisirs charnels. Ceux qui résistent à mes  petites menaces savent qu’ils doivent respecter un certain nombre de règles et la première, c’est le respect des anciens. Il ya donc une intention réellement positive dans ce que je fais. Parfois, une attitude qui parait agressive cherche en fait un résultat positif.
-         Je vais retenir ce que tu viens de dire. Vraiment. Cela laisse des champs de réflexion pour beaucoup de comportements qu’il est difficile de comprendre. L’agressivité, les addictions ou le suicide sont difficilement compréhensible par la plupart d’entre nous : les regarder comme des résultats d’intentions positives à leur racine change complètement la donne. La volonté de se protéger pour l’agressivité, la recherche de plaisir pour les addictions, le désir d’être entendu pour le suicide sont autant de pistes de réflexion pour aider celui qui ne trouve que cette solution à mieux en comprendre l’origine et, du coup, à trouver d’autres issues plus « écologiques » pour lui et pour son environnement.

Il poursuivit sans attendre les questions du cheval.

-           Mais, ces nouveaux chevaux qui viennent ne sont pas sauvages ? Ils sont amenés par qui ?
-         Par ceux qui s’occupent de nous.  
-         Ah ? Et qui s’occupe de vous ?
-         Des hommes, comme vous. Bien sûr,  nous savons que nous devrons accepter le nouveau venu, mais nous devons aussi lui indiquer ce qu’il doit respecter et qui il doit respecter. Même si nous savons ce rituel ancien et peut-être un peu dépassé, nous le perpétuons pour garantir l’intégration.
-         Vous restez toujours ici, dans cette clairière ? 
-         Les hommes qui s’occupent de nous veillent à la qualité de notre nourriture. Alors, quand l’herbe devient plus rare, ils nous emmènent vers des terres où elle est plus grasse.
-         J’ai une question un peu plus intime. Je vous laisse la liberté de me répondre ou pas.
-         Allez-y, fit la jument en pointant ses belles oreilles.
-         Vous personnifiez pour moi l’évolution de ce monde.
-         Et bien, dites-moi… quel honneur ! Pourquoi dites-vous cela ?
-         Votre espèce a toujours accompagné l’espèce humaine pour l’aider à porter, cultiver, voyager.  Espèce domestiquée et encore sauvage, vous  avez traversé les âges et semblez avoir conservé les rituels de vos origines nomades et en même temps vous vous adaptez très bien à votre existence sédentaire. Comment faites-vous ?

La jument prit le temps de brouter une motte d’herbe avant de lui répondre.

-          Eh bien je crois que nous nous sentons libres malgré les barricades, malgré les clôtures, malgré les contraintes. Libres entre barbelés, ça peut paraitre contradictoire, évidemment. Mais je vous assure que sans limite, la liberté n’existe pas. Très vite, l’absolue liberté entraine vers la solitude. Beaucoup de mustangs de notre espèce finissent seuls, libres mais seuls. Pourquoi sommes-nous ici sur Terre pensez-vous ? Pour finir seul dans la steppe ? Je ne crois pas pour ma part.
-         C’est pourquoi  vous laissez immédiatement le nouveau venu partager l’herbe ? Pour lui dire « Tu fais partie de notre horde. Tu ne finiras pas seul » ?
-         Bien sûr. Le partage et la liberté dans un cadre défini permettent une intégration durable. Celui-là, fit la jument en  montrant au marcheur le jeune mâle d’un coup de tête, doit le comprendre pour bien vivre ici.

Le marcheur avec une pensée émue pour les anarchistes, passés, présents et futurs, trouvait vraiment cette jument incroyable. Elle le surprenait tellement par sa maturité, un peu comme l’araignée… Il allait falloir qu’il revoie son point de vue sur l’évolution des espèces et sur l’éthologie.

Il resterait bien là à discuter avec elle mais il sentait bien que ce moment lui était donné comme un cadeau, comme un présent, comme une glace : au fur et à mesure qu’il la dégustait, elle fondait entre ses doigts.  Il devait reprendre le chemin. Il ne savait pas trop comment remercier la jument de cet échange. Alors, il se souvint qu’il avait dans son sac un paquet de ses biscuits préférés. Il plongea à sa recherche et en ressortit plusieurs. Il les plaçât dans sa paume  et tendit le bras à la jument. Celle-ci hennit et toute la horde vint vers la clôture où il se tenait. Le marcheur comprit. Il prit le paquet dans son sac et tendit à tour de rôle un biscuit à chacun des chevaux qui se présentait à lui.
Partage et liberté avait dit la jument.
Sans un mot de plus, il lui fit un signe de la main, remit son sac d’un coup d’épaule et tourna les épaules. Il entendit la jument la saluer avec un soufflement savoureux.

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