Le marcheur
traversait une forêt de feuillus. Il adorait ces endroits si calmes, si frais,
si odorants. Les bruissements des habitants de la forêt dans les feuilles
mortes emplissaient l’espace, les rayons du soleil perçant les feuillages
offraient des spectacles dignes des plus grands shows laser, l’immensité des
arbres forçait l’humilité et le respect, les cris des oiseaux rebondissaient en
écho sur les écorces de ces grands sages pour mieux s’amplifier puis
disparaitre. Il avait pour habitude de
ralentir son pas lors de ces traversées pour faire le plein de sensations. A la
sortie de la forêt, il s’aperçut qu’il y avait passé beaucoup plus de temps que
prévu : le soleil commençait à décliner pour émettre sa lumière rasante de fin
de journée sur les champs de colza et de blé qui s’étendaient loin devant lui.
Un
hennissement sur sa droite le fit sursauter. Une harde d’une dizaine de chevaux
broutait paisiblement dans une clairière bordant la forêt. Ces animaux
magnifiques avaient toujours représenté pour le marcheur à la fois la beauté,
l’illustration de la vie en groupe et de la dominance de l’homme sur la nature-
les chevaux sauvages ont aujourd’hui pratiquement disparu de la planète. C’est une
sorte de danse entre deux chevaux qui attisa sa curiosité.
Un jeune
mâle semblait rester en dehors du territoire occupé par les autres qui
broutaient tranquillement : il restait en alerte, oreilles dressées,
muscles bandés, regard fuyant. A quelques foulées de lui, une jument plus âgée,
le regardait fixement, puis avançait vers lui comme pour l’attaquer, baissant
la tête et la relevant, naseaux au vent, frappant son sabot sur le sol. Le
jeune mâle, effrayé faisait marche arrière, ébrouant sa crinière et balançant dans
les raies du soleil rasant des myriades de poussières luminescentes. La jument
s’arrêtait alors, se retournait et se remettait à brouter. Le jeune mâle
soufflait, s’arrêtait, et revenait doucement vers le cercle formé par la harde. La jument
relevait la tête aussitôt, se retournait et la danse recommençait. Elle
avançait menaçante et le jeune mâle reculait à nouveau. Et puis, quelque chose
se passa que le marcheur ne comprit pas.
Le jeune mâle s’avança encore, comme les autres fois, et cette fois, la
jument, au lieu de chasser encore le jeune cheval qui semblait être pour elle
un intrus, se retourna, lui montrant sa croupe, tourna sa tête vers lui, puis
retournant encore sa tête vers l’avant lui fit signe de venir. Le jeune mâle
frémit, se risqua à avancer encore, et ne voyant pas de réactions menaçantes de
la jument, s’avança vers le cercle, accueilli par la jument par un frottement
de tête : il se mit alors à se mêler aux autres chevaux de la harde,
sentant et se frottant à chacun d’entre eux comme pour se présenter et puis, il
se mit à brouter l’herbe grasse de la clairière. La harde comptait un membre
supplémentaire.
Le marcheur
restait pensif : il savait qu’il avait quelque chose à apprendre de ce
qu’il venait de voir.
Il était
en train de reprendre son chemin quand la jument vint vers lui. Il s’arrêta pour
regarder ce magnifique animal qui
s’approchait doucement de la barrière qui le séparait d’elle. Ses muscles
noueux se tendaient sous son poil luisant, une puissance certaine se dégageait
d’elle. Il fouilla alors dans son sac pour trouver un fruit ou un quignon de
pain qui pouvait lui rester. Il trouva dans le fond d’une poche une pomme
qu’il trouvait trop acide pour lui. Il
tendit la main au-dessus de la clôture pour offrir le fruit à la jument qui
s’approcha en baissant la tête en signe de contentement. Elle enfourna la pomme
avec gourmandise et la croqua avec grand bruit.
-
Merci
Ca y est,
se dit le marcheur, voilà que ça recommence. Il prit sa gourde dans son sac et
but un grand trait d’eau.
-
Merci, répéta la jument, votre pomme était bien bonne
Le marcheur
tourna le dos à la jument réellement inquiet. C’était peut-être un effet de
réverbération ? Il avait beau écarquiller les yeux, il n’y avait personne
d’autre que lui et les chevaux dans ce bel endroit. Il se retourna, encore
dubitatif et se risqua à répondre.
-
De rien. De toutes manières, cette pomme était en train de
pourrir au fond de mon sac.
Conscient
qu’il venait de faire une bourde, il se reprit
-
Excusez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire… Je suis
content si mon petit cadeau vous a fait plaisir. J’étais sûr que cette pomme
pourrait faire plaisir à quelqu’un. Je la trouvais personnellement trop acide
pour moi mais je me disais que bien cuite elle pourrait faire une bonne
compote. Je savais pertinemment que cela nécessiterait d’adoucir un peu la
cuisson avec du sucre ou d’autres pommes moins acides, mais j’étais ….
Le
marcheur s’interrompit. Il se dit que parler cuisine avec un cheval devait
représenter devant les tribunaux comme une preuve de délire compulsif
obsessionnel.
-
Je ne comprends pas tout ce que vous me dites, dit la jument.
Qu’est ce que vous appelez « compote » ?
Et voilà
le marcheur parti dans une explication de la recette de la compote à un cheval
qui l’écoutait, ma foi, attentivement. Certains autres de ses congénères
venaient de temps en temps tendre l’oreille pour voir de quoi ces deux-là
étaient en train de parler. Arrivé au moment crucial de l’ajout du jus de
citron avant la mise au frais du précieux met, le marcheur qui s’était un peu
emporté se calma et reprenant ses esprits dit à son interlocutrice ;
-
Bien... J’ai été heureux de partager cette recette avec
vous. Je vais vous souhaiter une bonne fin de journée ?
-
Dites-moi. Je vous
ai vu nous observer longuement tout à l’heure. Pour quelle raison ?
-
C’est vrai, répondit le marcheur un peu surpris. Je vous
observais parce je ne comprenais pas ce que vous faisiez avec le jeune mâle qui
tentait de se joindre à vous. Cela ressemblait à un ballet, une sorte de danse
initiatique, je me trompe ?
-
Cela n’a rien à voir avec une danse, mais si vous avez
trouvé cela artistique, tant mieux. Initiation serait plus proche de ce que
nous avons accompli.
-
Dites-m’en plus. Vous aviez l’air de le repousser puis vous lui avez envoyé le signe qu’il pouvait
venir. Pourquoi ?
-
Il s’agit d’un rituel. Nous testons la capacité de
résistance des nouveaux venus. Comme ça, on, sait s’ils veulent vraiment rester
avec nous. Il y a plein de jeunes mustangs qui passent et qui veulent juste
profiter de notre protection pour manger ou pour de petits plaisirs charnels.
Ceux qui résistent à mes petites menaces
savent qu’ils doivent respecter un certain nombre de règles et la première,
c’est le respect des anciens. Il ya donc une intention réellement positive dans
ce que je fais. Parfois, une attitude qui parait agressive cherche en fait un
résultat positif.
-
Je vais retenir ce que tu viens de dire. Vraiment. Cela
laisse des champs de réflexion pour beaucoup de comportements qu’il est
difficile de comprendre. L’agressivité, les addictions ou le suicide sont
difficilement compréhensible par la plupart d’entre nous : les regarder
comme des résultats d’intentions positives à leur racine change complètement la
donne. La volonté de se protéger pour l’agressivité, la recherche de plaisir
pour les addictions, le désir d’être entendu pour le suicide sont autant
de pistes de réflexion pour aider celui qui ne trouve que cette solution à mieux
en comprendre l’origine et, du coup, à trouver d’autres issues plus « écologiques »
pour lui et pour son environnement.
Il poursuivit sans attendre les questions du cheval.
-
Mais, ces nouveaux
chevaux qui viennent ne sont pas sauvages ? Ils sont amenés par qui ?
-
Par ceux qui s’occupent de nous.
-
Ah ? Et qui s’occupe de vous ?
-
Des hommes, comme vous. Bien sûr, nous savons que nous devrons accepter le
nouveau venu, mais nous devons aussi lui indiquer ce qu’il doit respecter et
qui il doit respecter. Même si nous savons ce rituel ancien et peut-être un peu
dépassé, nous le perpétuons pour garantir l’intégration.
-
Vous restez toujours ici, dans cette clairière ?
-
Les hommes qui s’occupent de nous veillent à la qualité de
notre nourriture. Alors, quand l’herbe devient plus rare, ils nous emmènent
vers des terres où elle est plus grasse.
-
J’ai une question un peu plus intime. Je vous laisse la
liberté de me répondre ou pas.
-
Allez-y, fit la jument en pointant ses belles oreilles.
-
Vous personnifiez pour moi l’évolution de ce monde.
-
Et bien, dites-moi… quel honneur ! Pourquoi dites-vous
cela ?
-
Votre espèce a toujours accompagné l’espèce humaine pour
l’aider à porter, cultiver, voyager. Espèce
domestiquée et encore sauvage, vous avez
traversé les âges et semblez avoir conservé les rituels de vos origines nomades
et en même temps vous vous adaptez très bien à votre existence sédentaire. Comment
faites-vous ?
La jument
prit le temps de brouter une motte d’herbe avant de lui répondre.
-
Eh bien je crois que
nous nous sentons libres malgré les barricades, malgré les clôtures, malgré les
contraintes. Libres entre barbelés, ça peut paraitre contradictoire,
évidemment. Mais je vous assure que sans limite, la liberté n’existe pas. Très
vite, l’absolue liberté entraine vers la solitude. Beaucoup de mustangs de
notre espèce finissent seuls, libres mais seuls. Pourquoi sommes-nous ici sur
Terre pensez-vous ? Pour finir seul dans la steppe ? Je ne crois pas
pour ma part.
-
C’est pourquoi vous
laissez immédiatement le nouveau venu partager l’herbe ? Pour lui dire « Tu
fais partie de notre horde. Tu ne finiras pas seul » ?
-
Bien sûr. Le partage et la liberté dans un cadre défini
permettent une intégration durable. Celui-là, fit la jument en montrant au marcheur le jeune mâle d’un coup
de tête, doit le comprendre pour bien vivre ici.
Le
marcheur avec une pensée émue pour les anarchistes, passés, présents et futurs,
trouvait vraiment cette jument incroyable. Elle le surprenait tellement par sa
maturité, un peu comme l’araignée… Il allait falloir qu’il revoie son point de
vue sur l’évolution des espèces et sur l’éthologie.
Il
resterait bien là à discuter avec elle mais il sentait bien que ce moment lui
était donné comme un cadeau, comme un présent, comme une glace : au fur et
à mesure qu’il la dégustait, elle fondait entre ses doigts. Il devait reprendre le chemin. Il ne savait
pas trop comment remercier la jument de cet échange. Alors, il se souvint qu’il
avait dans son sac un paquet de ses biscuits préférés. Il plongea à sa
recherche et en ressortit plusieurs. Il les plaçât dans sa paume et tendit le bras à la jument. Celle-ci
hennit et toute la horde vint vers la clôture où il se tenait. Le marcheur
comprit. Il prit le paquet dans son sac et tendit à tour de rôle un biscuit à chacun
des chevaux qui se présentait à lui.
Partage et
liberté avait dit la jument.
Sans un
mot de plus, il lui fit un signe de la main, remit son sac d’un coup d’épaule
et tourna les épaules. Il entendit la jument la saluer avec un soufflement
savoureux.
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