- Vous voulez ma photo ? fit-elle en fronçant ses pattes pour montrer qu’elle n’était pas contente
Le marcheur fit un bond en arrière, ahuri.
− Je deviens dingue ou quoi ? Marcher seul, décidément ne me réussit pas. » se dit-il en écarquillant les yeux.
- Vous ne voulez pas me laisser tranquille non ? N’y-a-t-il pas assez de place ici pour que vous évitiez de m’empêcher de faire ce que j’ai à faire, non ? continua l’arachnide furax.
- Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vu, se surprit à répondre le marcheur
- Oui mais maintenant que vous m’avez vue, vous pourriez enlever votre nez de ma toile s’il vous plait ?
- Vous exagérez un peu. Avouez que je n’ai pas touché votre toile. Je vous regardais simplement faire. Votre travail est fascinant, vous savez ?
Il se rendit compte tout à coup de son délire ?!
- Une araignée qui parle ? Qu’est-ce que c’est que ça ?? Ça doit être le soleil qui m’a tapé sur la tête, pensa-t-il.
Ça lui était déjà arrivé une fois lors d’une longue marche sans boire suffisamment d’eau : troubles de la vue, vertiges légers, étourdissements passagers. Il avait suffi de se reposer un peu et de boire pour que tout redevienne normal. Il va falloir qu’il se surveille. Avant qu’il ne se reprenne, l’animal reprenait le dialogue.
- Ah bon ? Vous trouvez ? fit-elle flattée
Résigné, le marcheur continua la conversation. Après tout, même si ce n’était qu’un rêve ou une hallucination, la discussion ne manquait pas d’intérêt.
- Oui, s’exclamât-il, c’est un modèle de régularité et de beauté. Je suis sûr que si on analysait votre construction, on y trouverait le nombre d’or.
- Le nombre d’or ? interrogea l’araignée
- Oui. Un nombre en géométrie…
Comment allait-il se sortir de cette situation …
- Heu, excusez-moi, le nombre d’or décrit une particularité qu’on retrouve souvent dans la nature. Par exemple, si vous avez déjà vu une herbe qui se replie en une spirale parfaite, il y a des chances que cette herbe ait utilisé sans le savoir le nombre d’or.
- Ah bon ? fit l’insecte un peu dubitative. Ce gros animal racontait n’importe quoi.
- Enfin, vous m’empêchez de travailler là, fit-elle en bougonnant. J’ai été ravie de faire votre connaissance et si vous vouliez bien passer votre chemin, cela m’arrangerait maintenant.
Le marcheur s’entendit bafouiller des excuses et se dit qu’il était vraiment déshydraté ou endormi ou…
Mais quand même, puisqu’il avait l’occasion rare de parler à une araignée, et qu’il restait sur son idée d’espace et de temps, il se risqua à une question :
- Bien sûr, bien sûr, je vais vous laisser travailler. Mais est-ce que je peux me permettre de vous poser une question avant de poursuivre ma route ?
Le marcheur regarda autour de lui pour voir si personne n’assistait à la scène : l’hôpital psychiatrique n’était pas loin si on le prenait à discuter avec une araignée.
L’araignée leva les yeux au ciel en soufflant et s’arrêtant, ostensiblement impatiente, une patte sur l’abdomen, lui faisant signe qu’elle l’autorisait à continuer à la déranger.
- En fait, j’ai deux questions, risqua le marcheur.
- Commencez par la première et puis on verra, rétorqua l’araignée
- Bon, j’ai une question sur votre toile.
- Allez-y
- Vous en changez souvent ?
- De quoi ?
- Eh bien, de toile ?
- J’en change quand c’est nécessaire. Je la refais tous les jours en fait. Les poussières se collent dessus et la rendent moins efficace pour attraper mes proies. En fonction de l’humidité, je dois la consolider régulièrement. J’en change aussi l’orientation en fonction de la lumière. Si je prends moins d’insectes, je la récupère pour la reconstruire à un endroit plus propice.
- Ah oui ? fit le marcheur étonné
- Oui, je l’avale, la digère et la transforme en matière prête à l’emploi.
Si on pouvait faire pareil avec nos maisons, se dit le marcheur pensif
- Donc vous n’êtes pas attachée à un endroit particulier ? demanda le marcheur à l’araignée
- Je ne suis attachée qu’à ce qu’elle me permet d’attraper. Si une toile est mal positionnée, elle ne vous nourrit pas et vous mourrez ; alors vous savez, la beauté des lieux, le bruit ambiant, la proximité du bord de mer deviennent secondaires, fit-elle sarcastique, sachant l’engouement des humains pour les bords de mer.
- C’est vrai. Je comprends.
Les besoins primaires doivent être d’abord assurés. Son interlocutrice était encore très centrée là-dessus. Alors, il lui posa une autre question :
- Et si vous aviez le choix ? Imaginez être sur une toile autonettoyante qui vous permettrait de prendre tous les jours de quoi vous nourrir largement. Que feriez-vous ? Vous resteriez ou vous changeriez de toile ?
L’araignée prit son temps pour répondre et finit par dire :
- Pas sûre que cette vie-là me passionnerait. Ce qui est intéressant dans la vie d’une araignée, c’est de construire sa toile : la bonne texture, la bonne longueur, la bonne orientation, faire la première spirale puis la deuxième plus serrée. Si je n’avais plus à faire ça, ce serait beaucoup moins drôle. Et puis, cette toile autonettoyante risquerait d’intéresser mes congénères ; il faudrait peut-être que je me défende plus contre leur convoitise. Non, à vrai dire, je ne crois pas que ça m’intéresserait.
A vrai dire, le marcheur souhaitait savoir si l’araignée était plutôt sédentaire ou plutôt nomade et donc, si le temps importait plus que l’espace pour elle mais il convint que sa question était mal posée. En même temps, discuter avec une araignée demandait une certaine adaptation de sa part. Il se risqua donc à une dernière question.
- Je comprends, je comprends. Dites-moi ; vous dormez j’imagine ?
- Ben oui, évidemment. Comme tout le monde non ? fit-elle un peu excédée.
Le marcheur se mordit les lèvres en pensant à tous les contre exemples qu’il pourrait lui trouver et enchaina.
- Et quand vous vous réveillez, quand vous pensez à votre journée, quelle est votre première pensée ?
- Ma première pensée va d’abord à ce que j’ai attrapé pendant la nuit puis je regarde l’état de ma toile. Et cela programme ma journée.
- C'est-à-dire ?
- Je sais que si je n’ai rien attrapé pendant la nuit, il va falloir que je déménage et que je reconstruise une autre toile ailleurs. Et selon la saison, j’ai plus ou moins de temps pour faire ça.
- Si je comprends bien, ce qui vous importe avant tout c’est votre nourriture et si vous n’en n’avez pas assez, le temps qu’il vous faudra pour en retrouver, s’essaya le marcheur.
- Vous avez tout compris. Pourquoi ? Vous ne faites pas pareil vous ?
- Nous faisons comme vous quand nous savons que nous allons peut-être manquer de nourriture. Des personnes dans nos villes sont malheureusement contraintes de faire cela tous les jours. D’autres, lorsqu’ils perdent leur emploi, déménagent pour gagner leur vie ailleurs afin de nourrir leur famille.
- Vous semblez associer l’adaptation, le changement, le mouvement à une question de perte ou de manque, je me trompe ? fit l’araignée.
- Vous avez raison, c’est souvent que nous disons « On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on gagne ! ».
- Ça c’est drôle alors ! Alors que moi, c’est si je ne bouge pas que je sui s sure de mourir plus vite.
- Ah bon ? Vous savez que vous allez mourir un jour ?
- Bah ! évidemment, répliqua l’araignée excédée. Vous nous prenez vraiment pour des imbéciles…
- Heu ! Non, non, je vous assure. C’est plutôt rassurant d’ailleurs de savoir que les araignées savent ça, se reprit le marcheur un peu gêné. Les humains pensent que seule l’espèce humaine sait qu’elle va mourir.
- C’est bien ça le problème des humains. Ils croient être plus malins que les autres…Bien ! C’est pas le tout, dit l’araignée, mais moi, il faut que je change d’endroit. Alors, si ce n’est pas trop vous demander, pourrions-nous maintenant clore notre intéressante conversation ? J’ai été ravie de faire votre connaissance et vous souhaite une bonne fin de journée.
Et l’araignée fit demi-tour pour aller commencer à démonter sa toile.
Le marcheur un peu surpris, après un « Au revoir » maladroit, reprit son chemin, un fil d’araignée sur le bout du nez et un doute prononcé sur son propre état de santé mentale.
En tous cas, il se dit que ce qui importait avant tout pour l’araignée, c’était sa survie et que si celle-ci était en question, elle n’hésitait pas à changer. Elle le faisait donc sous contrainte. Et en même temps, son plaisir venait aussi de la conception même de sa nouvelle toile. De là à dire que le changement subi entrainait le plaisir de la reconstruction, il n’y avait qu’un pas que le marcheur franchit allégrement.
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