" Parti à
l’assaut d’une colline qui lui semblait sans fin, le voyageur finit par
parvenir à son sommet et repéra une souche accueillante à l’ombre d’un grand
chêne afin de se reposer. Il posa son sac au sol et son regard se fixa sur un
étang niché au creux d’un écrin vert, étincelant au soleil de midi. Les saules
pleureurs mouillaient leurs branches comme des baigneuses leur chevelure, une
fière haie de roseaux surmontés de leurs cigares noirs bordait l’eau comme pour
la contenir, les nénuphars offraient leurs feuilles épaisses et grasses aux
nombreux insectes et batraciens qui peuplaient cet havre de fraîcheur.
La vue
du voyageur commençait à s’habituer au contraste créé par la réverbération de
la lumière sur l’eau et l’ombre des arbres. Il distingua alors, une forme
longue à l’abri d’un grand bouleau, un bel oiseau, gris, immobile, avec un long
bec, un long cou, de longues pattes. Le voyageur, intrigué, se releva de son
ombre fraîche et se dirigea avec précaution vers l’étang. Il s’approcha
doucement, à petits pas, en faisant des arrêts réguliers pour s’assurer de ne
pas effaroucher l’oiseau. Parvenu au bord de l’étang, il s’arrêta sans même
oser poser son sac. Le héron se trouvait à quelques mètres de lui. Il semblait
dormir. Cela permit au voyageur d’admirer l’élégance de cet oiseau, perché sur
une seule de ses pattes.
Tout à
coup, le héron ouvrit un œil, tourna la tête vers le voyageur et ouvrant le
bec, lui dit ;
- Bonjour cher monsieur.
Le voyageur surpris, non pas par le fait que le héron
parle –il était maintenant habitué à parler avec des animaux- mais par
l’amabilité du héron cendré.
- Bonjour cher oiseau. Vous êtes très aimable. Je
craignais de vous déranger. Vous sembliez dormir.
- Non, non, je vous en prie. Je chasse en fait. Si une
proie passe à proximité, je peux en faire mon déjeuner.
- Je comprends. Vous restez immobile longtemps ?
- Cela peut durer longtemps oui. Cela dépend de ce qui
se présente : mes proies ne se jettent pas toujours dans mon bec d’une
manière volontaire et enjouée, fit l’oiseau un peu taquin. Je suis obligé de
rester immobile pour devenir un élément du paysage des poissons ou des
grenouilles, afin qu’ils se méfient moins. Je peux alors les prélever d’un coup
sec, mais il faut que je sois rapide.
Le voyageur hocha la
tête pour lui montrer qu’il comprenait.
- Et vous, comment chassez-vous ? lui demanda le
héron.
- Oh ! Je ne chasse pas. Je me contente de manger
ce que d’autres chasseurs ou cueilleurs me fournissent.
- Ah oui ?! Etrange ! Vous ne chassez pas
vous-même alors ? Et comment faites-vous si ceux qui vous nourrissent se
trouvent à court de nourriture ?
- Heureusement, dans nos pays, cela n’arrive plus. C’est
d’ailleurs ce qui nous a permis d’abandonner la chasse ou la pêche directe.
Mais, il y a de plus en plus d’initiatives dans nos villes pour revenir à une
autonomie des habitants en favorisant la création de jardins individuels afin
d’être moins dépendants et de choisir sa propre nourriture.
- C’est compréhensible. Vous avez l’air de revenir vers
des pratiques plus naturelles. Mais, vous avez peut-être autre chose à faire
qu’à cultiver votre jardin ?
- Oui. Beaucoup d’entre nous travaillent pour se
nourrir- pour ceux-là, effectivement, devenir plus indépendants serait
préférable- ou pour trouver une autre
nourriture ; celle de l’esprit.
- Ah ! oui … ! fit le héron pensif. Je ne crois pas comprendre ce que cela veut
dire.
- La nourriture de l’esprit correspond aux fruits de la
réflexion pour produire des méthodes, des procédés de fabrication, des analyses
mais aussi, tout ce qui a trait aux arts, à la littérature, au dessin, à la
musique. La nourriture de l’esprit, c’est aussi tout ce qui a trait à quelque
chose de plus élevé ; ce en quoi nous croyons à propos de nos existences,
ce que nous sommes venus faire sur cette Terre, comment nous avons été créés…
Le voyageur, une fois encore, était parti dans d’étranges
discussions avec… un héron. Il revint à ce qui était en train de se passer,
grâce à l’oiseau.
- D’accord. Je crois mieux voir ce dont vous voulez
parler, fit le héron, visiblement satisfait. Et qu’est-ce qui vous amène dans
nos contrées ? relança-t-il.
- Je voyage à pied et j’aime beaucoup cette région. En
plus, j’y fais des rencontres enthousiasmantes et vous en faites partie,
répondit le voyageur. Puis-je me permettre de vous poser quelques
questions ?
- Bien entendu. Là, de toutes façons, les grenouilles
sont toutes parties, dit le héron un peu narquois. Mais ne vous inquiétez pas,
elles reviendront.
- Justement, cela faisait partie de mes interrogations.
Vous nichez toujours par ici ou vous changez d’endroit ?
- Tant que j’ai de la nourriture et que le climat est
doux, je peux rester au même endroit. En revanche, il m’arrive régulièrement de
m’envoler pour aller plus au Sud, trouver d’autres sources ou pour retrouver
d’autres de mes congénères pour nous reproduire.
- A côté de chez moi, en pleine ville, il y a un petit
bassin, rempli de grenouilles au printemps et j’y vois souvent un de vos
semblables venir nicher dans un grand pin tout à côté.
- Oui, cela nous arrive. Nous n’avons pas peur des
humains ou de la ville.
- Et vous êtes toujours seuls, comme maintenant ?
- Oui, le plus souvent. Nous aimons bien cela. Notre
mode de pêche est très spécial et si nous étions trop nombreux au même endroit,
le résultat serait beaucoup moins efficace.
- Oui, mais d’autres espèces, comme les flamands roses,
par exemple, vivent toujours en groupe ?
- Oui, en effet, fit le héron, perplexe. Je ne sais pas
pourquoi les flamands se comportent comme cela. Je sais que, pour moi en tous
cas, rester seul est quelque chose que j’apprécie. Le sentiment de liberté est
tellement supérieur à celui de solitude !
Après
tout, à part lui-même, qu’était-il venu chercher sur ce chemin perdu, seul au
milieu du monde et en dehors du monde, au cœur de la nature, au cœur de
lui-même? La marche lui procurait ce bien-être ; se retrouver face à soi.
Pas de masque, pas de rôle, juste soi face au monde, le petit monde du
« petit » - petits insectes, petits brins d’herbe, petites aiguilles
de pin, petits cailloux- et le grand monde du « grand », grands
espaces, grands mouvements, grandes transformations. La marche exacerbait cet
écart entre grand et petit, modifiait l’émotion associée à ce décalage de perspective.
L’œil et tous les sens étaient en permanence stimulés par de l’infiniment petit
et de l’infiniment grand. Le voyageur se souvint de profondes émotions
ressenties en découvrant un cirque fabuleux de montagnes hautes de plus de six
mille mètres ; se voir au cœur d’une telle immensité c’est se savoir
appartenir à une immensité plus grande encore. La sensation d’être une
minuscule particule vivante n’empêche bizarrement pas le sentiment de puissance
- au sens de « pouvoir quelque chose » - sur cette immensité qui ne
nous submerge pas mais nous embrasse.
Se
retrouver : expression bizarre ! Comme si nous nous étions
perdus ?! Pourquoi éprouvons-nous le besoin de « nous
retrouver » ? Nous perdons-nous régulièrement pour éprouver le
plaisir de retrouver ce « vieil ami perdu » ? Surement. En tous
cas, le héron avait bien raison. Lui, le voyageur, s’épanouissait pleinement
dans ces moments de solitude où, caché du monde, il avançait sur la surface de
ce globe, pour aller vers nulle part, pour seulement avancer, pour aller à la
rencontre de lui-même. Mais, bon, le voyageur pensa qu’il pourrait tout aussi
bien le faire autrement. Alors pourquoi mettre tant d’énergie dans la
préparation de ses périples lointains, tout ça pour se retrouver seul face à
lui-même ?
Un peu perdu dans ses pensées, le voyageur n’avait pas vu
le jour baisser. Il se reprit et dit au héron.
- Merci beaucoup pour cet échange. Je m’interrogeais
justement sur ce que je venais chercher dans mes marches solitaires. Vous me
l’avez permis et je vous en remercie.
- Merci à vous. Vous m’avez appris des choses. Et puis,
on ne rencontre pas tous les jours un humain qui veut bien parler à un héron …
- Je n’avais pas vu les choses comme cela mais vous avez
raison : pour parler à un héron, il faut d’abord le vouloir, fit le
voyageur en souriant.
Alors,
le héron s’envola lourdement pour rejoindre son nid."
Copyright Yann Coirault 2018
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