La lumière rasante du soleil levant lui offrait une
vue apaisante. Les poussières et les insectes volaient dans les cônes de
lumière que laissaient filtrer les arbustes. Il régnait là comme un instant
d’éternité, suspendu, concentré. Le voyageur prit une grande inspiration. Il
ferma les yeux pour mieux profiter encore de l’instant magique qui lui était
offert. Soudain, un doux bruissement de feuilles mortes le fit sortir de sa
méditation. Le voyageur chercha des yeux d’où pouvait venir ce petit bruit. En
fait, à quelques pas de lui, le bruissement provenait d’un escargot, les
antennes fièrement pointées. Il glissait lentement vers lui, semblant vouloir
attirer son attention.
- Ah ! Enfin un humain à peu près immobile.
Il baissa les yeux sur l’escargot qui, à un mètre de lui,
continuait à avancer lentement, laissant sa trace de bave dans son sillage.
- Pourquoi dites-vous ça ? Bonjour, cher
gastéropode !
- Oh, je vous en prie hein ? Pas de ronds de jambe
avec moi.
L’expression « ronds de
jambe » pour un escargot était un peu bizarre. Le voyageur se demanda où
l’escargot avait pu entendre cette expression…
- Je dis ça parce que vous êtes d’une espèce très
bizarre, continua l’escargot, un peu crispé.
- Ah ! Dites-moi pourquoi ? interrogea le
voyageur un peu agacé de ces animaux qui avaient des griefs contre les hommes,
comme si, lui, le voyageur, pouvait être le seul à recevoir toutes les
critiques du monde animal vis-à-vis de l’espèce humaine.
- Eh bien, vous allez toujours trop vite ! trancha
l’escargot avec une émouvante assurance.
- La vitesse est relative vous savez, fit le voyageur un
peu étonné de ce reproche.
- Relative, relative. Evidemment ! Mais quand
même ! Vous ne vous rendez plus compte de ce que vous faites. Moi, je
passe mes journées ici, dans ce beau jardin et je peux vous assurer que j’en
vois des vertes et des pas mures.
- Où êtes-vous allé pêcher cette expression ? sourit
le voyageur
L’escargot, vexé, rentra ses
antennes.
- Je ne voulais pas vous fâcher. J’étais juste étonné de
vous entendre utiliser une expression très humaine, et ça pour la deuxième
fois. Tout à l’heure déjà, « Ronds de jambe » dans votre bouche…
essaya de se rattraper le voyageur.
Les antennes ressortirent,
signe que l’escargot était à nouveau attentif.
- Figurez-vous que j’écoute beaucoup les discussions du
jardin, se radoucit l’animal.
- Je suis épaté, vraiment. Alors dites-moi ! Qu’est-ce qui vous agace autant chez
nous ? questionna le voyageur, souriant.
- Vous ne savez plus prendre le temps, fit l’escargot,
affirmatif.
- Pourquoi dites-vous ça ?
- Parce qu’avant, vous étiez plus lents qu’aujourd’hui.
Je parle même du docteur que je vois souvent et que je connais bien. Eh bien,
lui aussi, même s’il est très éloigné de ce que je peux entendre sur ce qui se
passe dans vos villes, il va plus vite qu’avant.
- Alors cela veut dire que nous avons évolué, changé,
pour devenir plus rapides, sans vraiment nous en rendre compte ?
- Surement une affaire de perception, reconnut
l’escargot. Mais c’est plus une question de rapport au temps que vous avez peu
à peu développé, je crois. Vous confondez action et agitation, rapidité et
précipitation, mouvement et frénésie. Je sais bien que lenteur est pour les
humains ressenti comme négatif. Vous
parlez de lenteur d’esprit, de lenteur de la Justice, de la lenteur de
l’escargot… comme si c’était une infirmité que d’être un escargot. Je vous
assure que je me sens très bien dans ma peau d’escargot.
- Je vous crois, fit le voyageur, pas trop convaincu.
- Savez-vous d’où vient le mot « lenteur »
d’abord ? lança l’escargot en redressant sa tête, les antennes
interrogatives.
- Heu, non, avoua le voyageur. Pourquoi ? Vous le
savez, vous ?
- Eh bien, le mot « lenteur » vient du latin « lentor » qui veut dire « humeur
gluante et visqueuse ».
- Je comprends mieux pourquoi vous connaissez
l’étymologie de ce mot. Il vous concerne à deux titres, plaisanta le voyageur.
Il crut reconnaitre dans la
physionomie du gastéropode quelque chose qui ressemblait à un sourire.
- Très drôle, fit l’escargot, narquois. Par extension, « lentor » a voulu désigner aussi
tout ce qui est flexible et souple. Eh bien, je milite pour remettre le sens de
ce terme au palmarès des mots positifs.
- Etonnant, reconnut le voyageur, encore estomaqué de la
science dont faisait preuve cet animal. Nous avons, semble-t-il, perdu la
signification de ce mot. Je sais pour ma part que dès que je me mets en marche,
j’adopte un autre rythme, une autre attention, une autre prise avec ce qui
m’entoure, c’est vrai. C’est à la fois très agréable et en même temps très
désagréable quand vous avez programmé quelque chose. Regardez-moi, là. Je suis
immobilisé pour au moins trois jours et je suis contraint de faire tout
lentement à cause d’une blessure. Pas
très agréable, en fait.
- Bien sûr, je comprends. C’est comme si je ne pouvais
plus du tout avancer à cause d’une blessure à mon pied. En même temps cela vous
oblige à ralentir encore par-rapport à votre rythme déjà ralenti. C’est une
expérience intéressante. Ne rien faire, ne pas s’obliger à agir, c’est aussi
intéressant vous savez.
Amusé que l’escargot parlât
aussi de son pied, ce qu’il venait de dire le poussa à lui poser une question.
- Mais si on ne fait rien, on n’avance pas ?
- Je n’ai pas dit qu’il ne fallait rien faire. J’ai dit
que parfois se retrouver dans des situations où on ne pouvait rien faire
pouvait être mis à profit pour mieux agir ensuite. Mais vous le savez aussi
puisque vous l’avez expérimenté ; réduire sa vitesse fait voir les choses
autrement.
- Oui, c’est vrai. Un jour, je marchais et j’ai vu
au-dessus de moi passer un avion militaire. Il devait voler à deux mille
kilomètres à l’heure alors que moi je marchais à quatre kilomètres à l’heure…
Le décalage était impressionnant. Je savais que le pilote ne voyait rien de ce
que je voyais.
- Et avez-vous conscience du décalage de vitesse de
marche qu’il y a entre nous deux ? J’avance à peu près à quatre mètres par
heure quand je suis en forme. Et oui ! Vous allez mille fois plus vite que
moi… Comme le pilote de l’avion de chasse, vous ne soupçonnez pas ce que je
vois, moi.
Cette remarque laissa le
voyageur songeur. L’escargot continua sur sa lente mais inspirante lancée.
- La lenteur permet de se mettre naturellement dans une
attitude de perception, d’attention plus forte, elle permet d’accéder à des
détails de ce qui nous entoure que nous n’aurions pas soupçonnés. Elle permet d’être plus disponible et du coup
de prendre mieux en compte ce qui nous environne pour prendre de meilleures
décisions. Tout le monde sait que quand on veut changer de direction, il faut
commencer par ralentir, non ?
Sans laisser le voyageur
reprendre la parole, l’escargot vraisemblablement intarissable sur le sujet,
poursuivit.
- Quand les choses se passent trop vite, personne ne
peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi. Ralentir, c’est commencer
par se donner plus de temps pour analyser, plus de temps pour voir, se
souvenir, sentir les choses. Vous savez ? Moi je me retrouve souvent dans
des labyrinthes végétaux inextricables. Si je ne prenais pas le temps de me
souvenir des endroits par lesquels je suis déjà passé, de regarder
attentivement les espèces végétales,
les pentes, les trous, les couleurs, je ne pourrais jamais trouver la sortie.
Regardez ce massif de buis : je m’y suis souvent perdu. Si vous vous y
égarez et que vous foncez droit devant vous, vous y passez le reste de votre
vie… en tant qu’escargot, je veux dire.
Le voyageur sentait possible
d’intervenir à ce moment-là. Il saisit l’occasion.
- Je peux vous faire partager une confidence ?
- Avec grand plaisir, fit l’escargot frétillant
lentement.
- Un de mes enfants dans ses premières années avait une
caractéristique, comment dire, un peu gênante et, notamment, le matin, un peu
stressante… Il était d’une lenteur affligeante. D’ailleurs, il adorait les
tortues. Il en faisait collection. C’était son animal préféré. Les réveils étaient pour le moins laborieux,
les petits déjeuners prenaient des heures, et je ne vous parle pas des séances
d’habillage… Vous savez ? quand vous devez partir cinq minutes plus tard
et qu’il en est encore au choix de ses chaussettes et que ses affaires ne sont
pas encore prêtes ?
- Je crois comprendre, oui.
- Eh bien, un jour, à table – il devait avoir six ou
sept ans- nous discutions des qualités humaines. Il souhaitait savoir ce qu’on entendait par
ce mot. Je lui expliquai alors en lui donnant quelques exemples. Alors, une fois qu’il eut compris ce que ça
voulait dire, il me dit « Alors, moi, j’ai une qualité ». « Ah
oui ? Laquelle ? » « La tortuance ! » fit-il la
mine réjouie, ravi à la fois d’avoir compris ce qu’était une qualité et de
m’envoyer un message sur les nombreux avantages que pouvait présenter la
lenteur.
- Votre enfant est un sage, assurément ! fit
l’escargot ravi de voir qu’il existait dans l’espèce humaine des sujets
sensibles à sa propre philosophie. On pourrait parler aussi de lentitude ou
d’escargotance. Mais je vous accorde que tortuance est fort bien trouvé.
- N’est-ce pas ? fit le voyageur très fier de la
trouvaille de son fils.
- Bon. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. J’ai
des choses à faire, fit l’escargot en entamant un demi-tour acrobatique sur le
bord de la terrasse.
- Attendez ! l’interrompit le voyageur.
- Quoi donc ?
- Dites-moi. Je peux vous demander si vous vous
considérez plutôt comme un sédentaire ou comme un nomade ?
- Je ne me suis jamais posé cette question. A votre
échelle, vous vous dites surement que je ne quitte jamais ce jardin. A mon
échelle, je ne crois pas connaitre tous les recoins de cet endroit. Son
exploration complète, c’est une vie pour moi. Ce que je peux vous dire c’est
que je ne suis que rarement immobile et que ce qui m’anime, c’est le mouvement, même s’il est lent. Mais, ça, c’est
une question de perception et de point de vue, n’est-ce-pas ?
L’escargot, après avoir souri –
enfin, c’est ce qu’il semblait au voyageur- se retourna et entreprit de
descendre la première marche de l’escalier qui le ramènerait dans son jardin.
Copyright Yann Coirault 2018, Ilustrations Karine Saigne 2018