Un lézard passa brusquement près du voyageur et le
sortit de ses pensées. Il grimpa rapidement sur le mur de la maison,
probablement pour s’y mettre au chaud. Il montait par à-coups avec une agilité
déconcertante s’accrochant aux aspérités invisibles du mur. Parvenu à une
hauteur acceptable, il s’arrêta, tourna la tête vers le voyageur et
l’interpela ;
- Bonjour. Qui es-tu ?
Le voyageur ne sursauta même
pas, tellement habitué maintenant à ce que les animaux lui parlent.
- Je suis un voyageur de passage ici. Et toi, tu es un
lézard de passage ou tu résides régulièrement près de cette maison ?
- Comme tous mes congénères, je ne bouge pas beaucoup.
S’il y a assez de proies, de soleil et d’eau, nous ne changeons pas beaucoup
d’endroit. Et, toi, pourquoi tu n’as pas de territoire à toi? Tu dis que tu ne
fais que passer.
Le voyageur s’aperçut que le
lézard avait commencé par le tutoyer : un signe de proximité probablement.
- C’est temporaire ! Je suis de passage parce que
je voyage. Sinon, j’ai aussi un chez moi où je vais bientôt retourner.
- Ah ! fit le lézard. Qu’est-ce que c’est un
« chémoi » ?
- Une maison. On dit, chez moi, chez soi, chez lui …
- Ah ! Oui ! Pardon ! Comme je n’ai pas
vraiment de maison, mon « chémoi » est un peu vaste
Le lézard ne manquait pas
d’humour, lui non plus. Le voyageur se risqua à poursuivre la conversation sur
le même mode.
- Sais-tu ce que veut dire « lézarder » pour
nous ?
- Non, mais je sais ce que veut dire
« humaniser » dans la nôtre
- Pardon ? fit le voyageur un peu interloqué.
- Oui, Monsieur. Et que croyiez-vous ? Que vous
aviez l’unique privilège d’inventer des mots sur cette planète ?
rétorqua le lézard, moqueur.
- Heu, non. Enfin, si ! Enfin, je ne sais
pas ! balbutia le voyageur. Et quel est le sens du mot
« humaniser » pour vous alors ?
- « Humaniser » pour nous veut dire
« Rendre les choses compliquées »
- Ah bon ? Mais pourquoi ça ?
- Il n’y a qu’à vous observer pour constater que vous
avez des vies compliquées. Déjà, tout seul, ça se voit. Vous n’arrêtez
pas de faire des choses. Et puis, il suffit que vous soyez deux humains
pour commencer à tout compliquer en parlant l’un avec l’autre ! De vraies pipelettes !
- Vous connaissez ce mot-là
« pipelettes » ?
- Oui, fit le lézard en souriant. Il me rappelle les
pies qui jacassent pas mal aussi.
Décidément, ce lézard était particulier.
- C’est drôle que vous ayez donné cette signification à
notre espèce.
- Et que veut dire « lézarder » pour vous
alors ? Je crois que je n’ai jamais entendu cette expression ici.
Le voyageur hésita à répondre au
lézard, craignant d’être indélicat.
- Lézarder, comment dire, … lézarder, ça veut dire, ..
enfin, ça signifie…
- Et bien, vas-y, dis-le ! C’est désagréable ?
C’est ça ?
- Un peu, enfin, tu pourrais mal le prendre. … Lézarder,
ça veut dire « Ne rien faire et si possible au soleil ».
- Ce n’est pas désagréable, c’est très vrai !
Contrairement à vous, à part manger, éviter de se faire manger et dormir au
soleil, nous ne faisons pas grand-chose d’autre. Nous avons une vie
simple. Nous profitons de l’instant, de
la beauté qui nous entoure, et voilà tout.
- Oui. Je comprends mais c’est un peu limité non ?
- Limité ? C’est-à-dire ?
- Et bien, à force de lézarder, tu ne t’ennuies
pas ?
- Non. Pourquoi ? Aujourd’hui est différent d’hier,
les couleurs ne sont pas les mêmes, le vent et la lumière non plus, les mouches
n’ont pas tout à fait le même goût. Et c’est un éternel émerveillement que de
voir les œufs de ses bébés se briser et de les voir s’échiner à sortir de leur coquille.
- Je comprends, fit le voyageur rêveur. Enfanter c’est
merveilleux ! Tu viens de me donner une belle leçon, lézard ! Je te
remercie beaucoup. Je crois que la prochaine fois que je lézarderai au soleil,
je le ferai avec moins de culpabilité qu’aujourd’hui.
- Et moi, j’aurai une idée moins tranchée sur les
humains : tu sembles quelqu’un de simple. Je file. Le soleil tourne, je
vais changer de côté de maison. A bientôt peut-être.
Et le lézard partit à l’horizontale, tourna l’angle
de la maison et disparut.
Copyright Yann Coirault 2018 - Illustrations Copyright Karine Saigne 2018
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