Chaque semaine, je vous fais partager des extraits de mon nouveau livre "Sagesses nomades". Cette semaine, le premier dialogue du voyageur et d'un animal bavard, l'araignée, premier d'une série de neuf.
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"La tête
ailleurs, le voyageur ne fit pas attention à une araignée qui tissait son fil
entre deux branches de buis. La toile était si fine qu’il ne l’avait pas vue,
l’araignée si petite qu’il avait failli l’emporter avec lui dans son mouvement.
Seul un éclair de soleil lui avait permis de remarquer la petite bête qui
s’échinait à monter et descendre sur son fil avec une obstination que seule une
fourmi voulant porter une feuille dix fois plus grosse qu’elle, égalait. Il
s’arrêta et regarda l’araignée faire, fasciné. Il essayait de comprendre ce
qu’elle faisait : la toile semblait pourtant complète, d’une régularité
mathématique, idéalement disposée au cœur de branches de buis construisant
ainsi un piège idéal pour capturer les insectes de passage. Tout à coup,
l’araignée se dressa sur ses pattes et fustigea le voyageur :
- Vous voulez ma photo ? fit-elle en fronçant ses
pattes pour montrer qu’elle n’était pas contente.
Le voyageur fit un bond en arrière, ahuri. « Je
deviens dingue ou quoi ? Marcher seul ne me réussit pas » se dit-il
en écarquillant les yeux.
- Vous ne voulez pas me laisser tranquille non ?
Vous ne voyez pas que je travaille ? continua l’arachnide furax.
- Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue, se surprit à
répondre le voyageur.
- Oui mais maintenant que vous m’avez vue, pourriez-vous
enlever votre nez de ma toile s’il vous plait ?
- Vous exagérez un peu. Avouez que je n’ai pas touché
votre toile. Je vous regardais simplement faire. Votre travail est fascinant,
vous savez ?
Il se rendit compte tout à coup de son délire ?!
« Une araignée qui parle ? Qu’est-ce que c’est que ça ?? Ce doit
être le soleil qui m’a tapé sur la tête » pensa-t-il. Ça lui était déjà
arrivé une fois lors d’une longue marche sans boire suffisamment d’eau :
troubles de la vue, vertiges légers, étourdissements passagers. Il avait suffi
de se reposer un peu et de boire pour que tout redevienne normal. Il va falloir
qu’il se surveille.
- Ah bon ? Vous trouvez ? fit-elle flattée, au
moment où le voyageur s’apprêtait à reprendre son chemin.
Résigné, le voyageur continua la conversation. Après
tout, même si ce n’était qu’un rêve ou une hallucination, la discussion ne
manquait pas d’intérêt.
- Oui, s’exclamât-il, c’est un modèle de régularité et
de beauté. Je suis sûr que si on analysait votre construction, on y trouverait
le nombre d’or.
- Le nombre d’or ? interrogea l’araignée.
- Oui. Un nombre en géométrie…
« Comment vais-je me sortir de
cette situation ? » pensa-t-il.
- Heu, excusez-moi, le nombre d’or décrit une
particularité qu’on retrouve souvent dans la nature. Par exemple, si vous avez
déjà vu une herbe qui se replie en une spirale parfaite, il y a des
chances que cette herbe ait utilisé sans le savoir le nombre d’or. Vous trouvez
cela aussi sur le dessin que forment les écailles d’une pomme de pin, qui
possède treize spirales dans un sens et huit dans l’autre. Et ce rapport de 1,6
environ se retrouve dans la proportion entre la dimension de la Terre et celle
de la Lune. Et quand je regarde votre toile, elle est tellement harmonieusement
construite qu’elle doit respecter les proportions du nombre d’or.
- Ah bon ? fit l’araignée un peu dubitative. Ce
gros animal est bien bizarre, bougonna-t-elle pour elle-même. Enfin, vous
m’empêchez de travailler là, fit-elle en ronchonnant. J’ai été ravie de faire
votre connaissance et si vous vouliez bien passer votre chemin, cela
m’arrangerait maintenant.
Le voyageur s’entendit bafouiller des excuses et se dit
qu’il était vraiment déshydraté ou endormi ou…
Mais quand même, puisqu’il avait l’occasion rare de
parler à une araignée, et qu’il restait sur son idée d’espace et de temps, il
se risqua à une question :
- Bien sûr, bien sûr, je vais vous laisser travailler.
Mais est-ce que je peux me permettre de vous poser une dernière question avant
de poursuivre ma route ?
Le voyageur regarda autour de lui pour voir si personne
n’assistait à la scène : l’hôpital psychiatrique n’était pas loin si on le
prenait à discuter avec une araignée.
L’araignée leva les yeux au ciel en soufflant et
s’arrêtant, ostensiblement impatiente, une patte sur l’abdomen, lui faisant
signe qu’elle consentait à l’écouter.
- En fait, j’ai deux questions, risqua le voyageur.
- Commencez par la première et puis on verra, rétorqua
l’araignée
- Bon, j’ai une question sur votre toile.
- Allez-y !
- Vous en changez souvent ?
- De quoi ?
- Eh bien, de toile ?
- J’en change quand c’est nécessaire. Je la refais tous
les jours en fait. Les poussières se collent dessus et la rendent moins
efficace pour attraper mes proies. En fonction de l’humidité, je dois la
consolider régulièrement. J’en change aussi l’orientation en fonction de la
lumière. Si je prends moins d’insectes, je la récupère pour la reconstruire à
un endroit plus propice.
- Ah oui ? fit le voyageur étonné.
- Oui, je l’avale, la digère et la transforme en matière
prête à l’emploi.
Si on pouvait faire pareil avec nos maisons, se dit le
voyageur pensif
- Donc vous n’êtes pas attachée à un endroit
particulier ? demanda le voyageur à l’araignée.
- Je ne suis attachée qu’à ce qu’il me permet
d’attraper. Si une toile est mal positionnée, elle ne vous nourrit pas et vous
mourrez ; alors vous savez, la beauté des lieux, le bruit ambiant, la
proximité du bord de mer deviennent secondaires, fit-elle sarcastique.
- C’est vrai. Je comprends.
Les besoins primaires doivent être d’abord assurés. Son
interlocutrice était très centrée là-dessus. Alors, il lui posa une autre
question.
- Et si vous aviez le choix ? Imaginez-vous être
sur une toile autonettoyante qui vous permettrait de prendre tous les jours de
quoi vous nourrir largement. Que feriez-vous ? Vous resteriez ou vous
changeriez de toile ?
L’araignée prit son temps pour répondre et finit par
dire.
- Pas sûre que cette vie-là me passionnerait. Ce qui est
intéressant dans la vie d’une araignée, c’est de construire sa toile : la
bonne texture, la bonne longueur, la bonne orientation, faire la première
spirale puis la deuxième plus serrée. Si je n’avais plus à faire ça, ce serait
beaucoup moins drôle. Et puis, cette toile autonettoyante risquerait
d’intéresser mes congénères ; il faudrait peut-être que je me défende plus
contre leur convoitise. Non, en y réfléchissant, je ne crois pas que ça
m’intéresserait.
A vrai dire, le voyageur souhaitait savoir si l’araignée
était plutôt sédentaire ou plutôt nomade et donc, si le temps importait plus
que l’espace pour elle mais il convint que sa question était mal posée. En même
temps, discuter avec une araignée demandait une certaine adaptation de sa part.
Il se risqua donc à une dernière question.
- Je comprends, je comprends. Dites-moi ; vous
dormez j’imagine ?
- Ben oui, évidemment. Comme tout le monde non ?
fit-elle un peu agacée.
Le voyageur enchaina.
- Et quand vous vous réveillez, quand vous pensez à la
journée qui s’annonce, quelle est votre première pensée ?
- Ma première pensée va d’abord à ce que j’ai attrapé
pendant la nuit puis je regarde l’état de ma toile. Et cela programme ma
journée.
- C'est-à-dire ?
- Je sais que si je n’ai rien attrapé pendant la nuit,
il va falloir que je déménage et que je reconstruise une autre toile ailleurs.
Et selon la saison, j’ai plus ou moins de temps pour faire ça.
- Si je comprends bien, ce qui vous importe avant tout
c’est votre nourriture. Si vous n’en n’avez plus assez, vous estimez le temps
nécessaire pour reconstituer vos réserves, s’essaya le voyageur.
- Vous avez tout compris. Pourquoi ? Vous ne faites
pas pareil vous ?
- Nous faisons comme vous quand nous savons que nous
allons peut-être manquer de nourriture. Des personnes sont malheureusement
contraintes de faire cela tous les jours. D’autres, lorsqu’ils perdent leur
emploi, déménagent pour gagner leur vie ailleurs afin de nourrir leur famille.
- Vous semblez associer l’adaptation, le changement, le
mouvement à une question de perte ou de manque, je me trompe ? fit
l’araignée.
- Vous avez raison, c’est souvent que nous disons
« On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on gagne ! ».
- Ça c’est drôle alors ! Alors que moi, c’est si je
ne bouge pas que je suis sûre de mourir plus vite.
- Ah bon ? Vous savez que vous allez mourir un
jour ?
- Bah ! évidemment, répliqua l’araignée excédée.
Vous nous prenez vraiment pour des imbéciles…
- Heu ! Non, non, je vous assure. C’est plutôt
rassurant d’ailleurs de savoir que les araignées savent cela, se reprit le
voyageur un peu gêné. Les humains pensent que seule l’espèce humaine sait
qu’elle va mourir.
- C’est bien ça le problème des humains. Ils croient
être plus malins que les autres…Bien ! C’est pas le tout, dit l’araignée,
mais moi, il faut que je change d’endroit. Alors, si ce n’est pas trop vous
demander, pourrions-nous maintenant clore notre intéressante
conversation ? J’ai été ravie de faire votre connaissance et vous souhaite
une bonne fin de journée.
Et l’araignée fit demi-tour pour démonter sa toile.
Le
voyageur un peu surpris, après un « Au revoir » maladroit, reprit son
chemin, un fil d’araignée sur le bout du nez et un doute prononcé sur son
propre état de santé mentale."
Copyright © Yann Coirault 2018
Illustrations Copyright © Karine Saigne 2018
Illustrations Copyright © Karine Saigne 2018
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