Le marcheur s’assit minutieusement, doucement, précautionneusement sur la chaise
de bois qui lui semblait plus accueillante et plus sure que les chaises en
plastique blanc un peu bancales qui étaient devant lui. Le jardin était
calme, doux, vert. L’atmosphère humide du petit matin amplifiait encore cette
impression d’exquise d'immobilité. La lumière rasante du soleil levant lui
offrait un spectacle digne d’un grand spectacle de lumière sans sons. Les
poussières et les insectes volaient dans les cônes de lumière que projetaient
les arbustes. Les frottements des feuilles dans les arbres se rajoutaient
aux bruits du ruisseau tout proche. Il
régnait là comme un instant d’éternité, suspendu, concentré. Le marcheur prit
une grande inspiration. Il ferma les yeux pour mieux profiter encore de
l’instant magique qui lui était offert. Soudain, un doux bruissement de
feuilles mortes le fit sortir de sa méditation. Le marcheur chercha des yeux
d’où pouvait venir ce petit bruit. Il se mit bien sûr à la recherche d’un
phasme. « Si ça se trouve, il m’a suivi ? » se dit le marcheur
incrédule. En fait, à quelques pas de lui, le bruissement provenait d’un
escargot, les antennes fièrement pointées. Il glissait lentement vers lui,
semblant vouloir attirer son attention.
- -
Ah ! Enfin un humain à peu près immobile.
Bon, le marcheur commençait maintenant à être un peu habitué à entendre
parler les animaux qu’il rencontrait. Mais quand même, à chaque fois, cela lui
faisait un petit choc. Il ne savait pas trop comment il réagirait si un jour il
recevait les paroles d’une pierre ou d’un arbre, mais il commençait même à se
faire à cette idée. Il baissa les yeux sur l’escargot qui, à un mètre de lui,
continuait à avancer lentement, laissant sa trace de bave sur les feuilles sur
lesquelles il progressait.
-
Pourquoi dites-vous ça ? Bonjour, cher
gastéropode
-
Oh, je vous en prie hein ? Pas de ronds de
jambe avec moi.
L’expression « ronds de jambe » pour un escargot était un peu
bizarre. Le marcheur se demanda où l’escargot avait pu entendre cette
expression…
-
Je dis ça parce que vous êtes d’une espèce très
bizarre, continua l’escargot, un peu crispé
-
Ah ! Dites- moi pourquoi ? interrogea le
marcheur un peu agacé de ces animaux qui avaient des griefs envers l’espèce
humaine, comme si, lui, le marcheur, pouvait être le seul à recevoir toutes les critiques du monde animal vis-à-vis
de l’espèce humaine.
-
Et bien, vous allez toujours trop vite !
trancha l’escargot avec une émouvante assurance.
-
La vitesse est relative vous savez, fit le marcheur
un peu étonné de ce reproche.
-
Relative, relative. Evidemment ! Mais quand
même ! Vous ne vous rendez plus compte de ce que vous faites. Moi, je
passe mes journées ici, dans ce beau jardin et je peux vous assurer que j’en
vois des vertes et des pas mures.
-
Où êtes-vous allé pêcher cette expression ? sourit le marcheur
L’escargot, vexé, rentra ses antennes.
-
Je ne voulais pas vous fâcher. J’étais juste étonné
de vous entendre utiliser une expression très humaine, et ça pour la deuxième
fois. Tout à l’heure déjà, « Ronds de jambe » dans votre bouche… essaya
de se rattraper le marcheur.
Les antennes ressortirent, signe que l’escargot le regardait à nouveau.
-
Figurez vous que j’entends très bien les discussions
du jardin, se radoucit l’animal.
-
Je suis épaté, vraiment. Alors dites-moi. Qu’est-ce qui vous agace
autant chez nous ? questionna le
marcheur, souriant
-
Vous ne savez plus prendre le temps, fit l’escargot,
affirmatif
-
Pourquoi dites-vous ça ?
-
Parce qu’avant, vous étiez plus lents qu’aujourd’hui.
Je parle même du docteur que je vois souvent et que je connais bien. Et bien,
lui aussi, même s’il est très éloigné de ce que je peux entendre sur ce qui se
passe dans vos villes, il va plus vite qu’avant.
-
Alors cela veut dire que nous avons évolué, changé,
pour devenir plus rapides, sans vraiment nous en rendre compte ?
-
Surement une affaire de perception, reconnut
l’escargot. Mais c’est plus une question de rapport au temps que vous avez peu
à peu développé, je crois. Vous confondez action et agitation, rapidité et
précipitation, mouvement et frénésie. Je sais bien que lenteur est pour les
humains ressenti comme négatif. Vous
parlez de lenteur d’esprit, de lenteur de la Justice, de la lenteur de
l’escargot… comme si c’était une infirmité que
d’être un escargot. Je vous assure que je me sens très bien dans ma peau
d’escargot.
-
Je vous crois, fit le marcheur pas trop convaincu.
-
Savez-vous d’où vient le mot Lenteur d’abord ?
lança l’escargot en redressant sa tête, les antennes interrogatives
-
Heu, non, avoua le marcheur. Pourquoi ? Vous le
savez vous ?
-
Et bien, le mot Lenteur vient du latin Lentor qui veut dire humeur gluante et visqueuse.
-
Je comprends mieux pourquoi vous connaissez
l’étymologie de ce mot. Il vous concerne à deux titres, plaisanta le marcheur.
Il crut reconnaitre dans la physionomie du gastéropode quelque chose qui
ressemblait à un sourire.
-
Très drôle, fit l’escargot, narquois. Par extension, Lentor a voulu désigner aussi tout ce qui est flexible et souple. Et
bien, je milite pour remettre le sens de ce terme au palmarès des mots
positifs.
-
Etonnant, reconnut le marcheur, encore estomaqué de
la science dont faisait preuve cet animal. Nous avons, semble-t-il, perdu la
signification de ce mot. Je sais pour ma part que dès que je me mets en marche, j’adopte un autre rythme, une autre
attention, une autre prise avec ce qui m’entoure, c’est vrai. C’est à la fois
très agréable et en même temps très désagréable dès lors que vous avez
programmé quelque chose. Regardez-moi, là. Je suis immobilisé pour au moins
trois jours et je suis contraint de faire tout lentement à cause d’une
blessure. Pas très agréable, en fait.
-
Bien sûr, je comprends. C’est comme si je ne pouvais
plus du tout avancer à cause d’une blessure à mon pied. En même temps cela vous
oblige à ralentir encore par-rapport à votre rythme déjà ralenti. C’est une
expérience intéressante. Ne rien faire, ne pas s’obliger à agir, être dans le
non-agir, dans la non-production, c’est aussi intéressant vous savez.
Amusé que l’escargot parlât aussi de son pied, ce qu’il venait de dire le
poussa à lui poser une question.
-
Mais si on ne fait rien, on n’avance pas ?
-
Je n’ai pas dit qu’il ne fallait rien faire. J’ai
dit que parfois se retrouver dans des situations où on ne pouvait rien faire
pouvait être mis à profit pour mieux agir ensuite. Mais vous le savez aussi
puisque vous l’avez expérimenté, réduire sa vitesse fait voir les choses
autrement.
-
Oui, c’est vrai. Un jour, je marchais et j’ai vu
au-dessus de moi passer un avion militaire. Il devait voler à deux mille kilomètres
à l’heure alors que moi je marchais à quatre km à l’heure… Le décalage était
impressionnant. Je savais que le pilote ne voyait rien de ce que je voyais.
-
Et savez-vous que nous avons à peu près le même
décalage ? J’avance en gros et quand je suis en forme, à quatre mètres par
heure. Et oui ! Vous allez mille fois plus vite que moi… Et bien, comme le
pilote de l’avion de chasse, vous ne soupçonnez pas ce que je vois, moi.
Cette remarque laissa le marcheur songeur. L’escargot, du coup, continua
sur sa lancée.
-
La lenteur permet de se mettre naturellement dans
une attitude de perception, d’attention plus forte, elle permet d’accéder à des
détails de ce qui nous entoure que nous n’aurions pas soupçonnés. Elle permet d’être plus disponible et du coup
de prendre mieux en compte ce qui nous environne pour prendre de meilleures décisions. Tout le
monde sait que quand on veut changer de direction, il faut commencer par
ralentir, non ?
Sans laisser le marcheur reprendre la parole, l’escargot
vraisemblablement intarissable sur le sujet, poursuivit
-
Quand les choses se passent trop vite, personne ne
peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même. Ralentir, c’est
commencer par se donner plus de temps pour analyser, plus de temps pour voir,
se souvenir, sentir les choses. Vous savez ? Moi je me retrouve souvent
dans des labyrinthes végétaux inextricables. Si je ne prenais pas le temps de
me souvenir des endroits par lesquels je suis déjà passé, de regarder
attentivement les espèces végétales, les pentes, les trous, les couleurs, je ne
pourrais jamais trouver la sortie. Regardez ce massif de buis : je m’y
suis souvent perdu. Si vous vous y égarez et que vous foncez droit devant vous,
vous y passez le reste de votre vie… en tant qu’escargot, je veux dire.
Le marcheur sentait possible d’intervenir à ce
moment-là. Il saisit l’occasion.
-
Je peux vous faire partager une confidence ?
-
Avec grand plaisir, fit l’escargot frétillant
lentement
-
Un de mes
enfants dans ses premières années avait une caractéristique, comment dire, un
peu gênante et, notamment, le matin, un peu stressante… Il était d’une lenteur
affligeante. D’ailleurs, il adorait les tortues. Il en faisait collection.
C’était son animal préféré. Les réveils
étaient pour le moins laborieux, les petits déjeuners prenaient des heures, et
je ne vous parle pas des séances d’habillage… Vous savez ? quand vous devez partir cinq minutes plus tard et
qu’il en est encore au choix du slip et que ses affaires ne sont pas encore
prêtes.
-
Je crois comprendre, oui
-
Et bien, un jour, à table – il devait avoir quatre
ou cinq ans- nous discutions des qualités humaines. Il souhaitait savoir ce qu’on entendait par
ce mot. Je lui expliquai alors en lui donnant quelques exemples. Alors, une fois qu’il eut compris ce que ça
voulait dire, il me dit « Alors, moi, j’ai une qualité ». « Ah
oui ? Laquelle ? » « La tortuance ! » fit-il la
mine réjouie, ravi à la fois d’avoir compris ce qu’était une qualité et de
m’envoyer un message sur les nombreux avantages que pouvait présenter la
lenteur.
-
Votre enfant est un sage, assurément ! fit
l’escargot ravi de voir qu’il existait dans l’espèce humaine des sujets
sensibles à sa propre philosophie. On pourrait parler aussi de lentitude ou
d’escargotance. Mais je vous accorde que tortuance est fort bien trouvé.
-
N’est-ce pas ? fit le marcheur très fier de la
trouvaille de son fils
-
Bon. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps.
J’ai des choses à faire, fit l’escargot en entamant un demi-tour acrobatique
sur le bord de la terrasse.
-
Attendez ! l’interrompit le marcheur
-
Quoi donc ?
-
Dites-moi. Je peux vous demander si vous vous
considérez plutôt comme un sédentaire ou comme un nomade ?
-
Je ne me suis jamais posé cette question. A votre
échelle, vous vous dites surement que je ne quitte jamais ce jardin. A mon
échelle, je ne crois pas connaitre tous les recoins de cet endroit. Son
exploration complète, c’est une vie pour moi. Ce que je peux vous dire c’est
que je ne suis que rarement immobile et que ce qui m’anime, c’est le mouvement,
même s’il est lent. Mais, ça, c’est une question de perception et de point de
vue, n’est-ce-pas ?
L’escargot, après avoir souri – enfin, c’est ce qu’il semblait au
marcheur-, l’escargot, donc, se retourna et entreprit de descendre la première
marche de l’escalier qui le ramènerait dans son jardin.